Jean Leloup Sautez les barrières!
par François Blain
dans Chansons d'aujourd'hui, septembre 1989
Entrevue

(Chansons d'aujourd'hui, Vol. 12 No. 4, Septembre 1989, Québec, Canada)

On le pense dans un bar à Montréal, mais il se promène à Barcelone avec un poing américain pour protéger son foin. La sale affaire. On lui parle de son premier album, il nous parle de celui qui s'en vient. Rock'n roll.

Festival d'été international de Québec 1989. Il a plu toute la journée. La pelouse du Pigeonnier est détrempée. C'est frisquet. Une foule fervente d'adolescents fait fi de l'enclos réservé aux journalistes et s'accroche aux basques de Jean Leloup. Des hommes forts doivent les refouler afin que la scène ne soit pas envahie. Ces jeunes répondaient à l'invitation de Leloup lui-même: "Vous allez me sauter ça, ces barrières-là. Quand on met des barrières, c'est que le monde n'aime pas que vous les sautiez".

L'accueil du public est étonnant. Son premier album est sorti au début de l'été sur étiquette Audiogram, mais il n'a pas été apruyé par la parade promotionnelle habituelle, le principal intéressé s'y refusant. Peu importe, ses fans lui réclament à cor et à cri L'Antiquaire, une chanson qui n'apparaît pas sur le disque!

Le jeune rocker qui n'a donné que quelques représentations avec son nouveau groupe est chauffé à bloc. Le couvre-feu, couperet indiscutable des soirées les plus chaudes, est prévu à 11 heures. Leloup continue jusqu'à ce que l'équipe technique lui coupe son et lumière malgré les intentions évidentes du chanteur d'étirer le plaisir. Ça grogne dans les coulisses.

Au terme du Festival, il recevra ex-aequo avec Geneviève Paris le Prix spécial du jury remis dans le cadre de la première édition du Prix international de la Chanson francophone. La reconnaissance du jury composé de six représentants de la francofonie internationale se lit comme suit: "À Jean Leloup pour la diversité et la dérision de ses textes et pour la liberté de son imaginaire et de son spectacle". On a déjà vu pire comme réprobation.

La Sale Affaire: c'est du propre

Jean Leloup n'est pas dans l'arène depuis très longtemps qu'il s'est déjà fait une réputation. Pourtant il a gravi les marches une à une, attirant l'attention des dépisteurs au flair aiguisé qui voyaient bien qu'il se profilait là une nature. Festival de Granby en 1983, son petit côté allumé fait sa marque. Spectacle Rideau en 1985, ses histoires de chameaux en cavale et de Miss Mary Popper complètement voyagée ne laissent pas indifférent. Des masses de textes comme il n'est plus permis d'en chanter déferlent sur des mélodies qui laissent des traces. Puis, le voilà enrôlé dans la deuxième version québécoise de Starmania. Que fait-il donc dans la peau de Ziggy, lui que certains ont hâte de voir encore dans sa propre peau? Il prépare un album avec l'équipe des Piché, Rivard et Séguin. Les attentes sont grandes... elles seront longues.

"Moi, depuis le début, je voulais un band. Mais tout le monde m'a convaincu de prendre des petites machines pour faire plus clean. On a fini le disque et je me suis dit: "D'où étais-tu parti pour en arriver à un produit aussi léché? Au départ, j'entendais du rock'n roll heavy métal, puis on a remplacé une guitare par un petit synthé pour que ça soit plus clean", de raconter celui qui tire volontier quelques flèches empoisonnées sur une industrie québécoise qui, selon lui, ne sait trop quoi faire avec le rock'n roll. "Le monde du rock'n roll, c'est en France que ça se passe. Il ne se passe pas grand chose ici. Si tu as une subvention les musiciens sont là, puis après si tu n'en as pas, il n'y a plus personne..."

Celui qui a passé une partie de sa jeunesse à bourlinguer du Togo à l'Algérie en compagnie de sa famille, choisit donc de partir pour la France avec Michel Dagenais, son acolyte musicien, à qui on doit la musique et les arrangements de Printemps-été, la chanson titre du deuxième vidéo dont le succès à MusiquePlus fait jubiler Jean Leloup. Il vole le show au groupe local dans une boîte du Jura, puis se retrouve à Barcelone vivant à fond sa vie de rock'n roller: coins sordides, individus barjo et squat crasseux.

"Au départ, les gens ne te font jamais confiance. C'est ça le milieu des arts. Il te traite comme un petit caniche. À chaque fois que tu dis une chose intelligente mais contraire à ce qu'on te dit, tout le monde dit que tu as un caractère de cochon. J'ai très bon caractère pour avoir enduré l'imbécilité des gens."

Entre-temps, coup de théâtre sur la rue Balthazar. Alain Simard, le grand timonier de l'écurie Spectral/Audiogram dont la maison de disques avait eu tant de difficultés à harnacher l'énergie brute de Leloup en studio, le rencontre à Cannes. Il devient son gérant comme il est déjà celui de Michel Rivard. Ainsi appuyée par une référence du domaine artistiques québécois, la galère s'organise un peu mieux. Les deux nouveaux musiciens rencontrés en Europe ont des permis de travail. Jean Leloup l'aura son groupe: La Sale Affaire vient cuisiner le prochain album à Montréal.

Finis les compromis

Les réactions positives à ses premiers spectacles entourés d'Alex (guitariste de Montpellier), de Patrick (bassiste rencontré à Barcelone), de Ray (batteur de Montréal), de Maxime Cocotte (voix, anciennement des Taches) et de Michel Dagenais, son alter ego musical, renforcent ses convictions quant à sa manière de faire les choses. "Ça pogne parce qu'il y a du contenu. Il y en a qui font plaisir aux postes de radio, mais ça reste très faible". Il exprime constamment son ardent désir de changer les choses tout en s'amusant dans la vie. Cela ne risque pas de se faire sans qu'il y ait quelques esprits froissés. "Je n'ai pas envie de la politesse qu'on me demande depuis que je suis dans le milieu."

Invité sur un plateau de télévision pour interpréter une chanson de son album, Menteur, il quitte le studio avant la mise en onde parce qu'il refuse qu'on ajoute du saxophone comme il y en avait sur l'enregistrement. "Je respecte tout le monde, mais si quelqu'un ne veut pas que je mette ce que je veux, j'veux plus rien savoir... et les jeunes, c'est ça qu'ils aiment." Même son propre album subit ses foudres. "Je trouvais que ce disque-là avait été produit tellement d'une façon McDonald (à cause des machines) que j'ai décidé de le vendre d'une façon McDonald. Lors du lancement, je me suis mis en clown avec des hamburgers collés partout..."

"Imagine: y'a quelqu'un qui ne t'aime pas et qui te regarde chanter."

Mais rien n'y fait. L'artiste a beau renier son oeuvre, y jeter l'anathème, les critiques sont excellentes. Compte tenu de la discrétion des opérations, les ventes vont bien. Ils sont nombreux à en avoir fait leur disque de l'été. Si l'emballage dérange Leloup, ses chansons n'en sont pas moins bonnes, les histoires qu'il raconte nous changent des thématiques habituelles. "Mes textes sont très premier degré. C'est juste une description. Je trouve que les gens ici écrivent, moi, je raconte. J'essaie de raconter librement pour que ça sorte facilement."

Les histoires proposées sont autant de tableaux insolites d'une exposition signée Leloup: le Bar Danse des Boat people, un voyage au Début des temps pour apprendre que l'auteur serait "parent avec un caïman vieux de cent million d'ans", une visite chez Laura dont on ne sait pas où elle a trouvé sa mini-jupe "pendant que dans l'appartement d'à côté un type vient de se suicider". La joie de vivre de Printemps été, la hargne de Cow-boy, le ton change mais le coup de pinceau reste le même.

Pour que ça cogne

Lorsqu'on lui parle de ses textes, il parle volontier de ceux que l'on va trouver sur son disque en préparation. Certes, il revendique la portée sociale de ceux-ci, mais également une intention ferme de s'adresser au physique. Intello, non, physique, oui, mais aussi fabuliste. Une future chanson, L'éleveur d'escargots, inspirée d'une nouvelle de Patricia Highsmith, voit un original étouffé par les escargots pour les avoir fréquentés de trop près. Elle se termine comme suit:
La morale de ce conte animal
C'est qu'il faut faire le bien pas le mal
Sous peine de périr dans le feu
Où toujours le révolté se meut
La gourmandise est un affront
Qui vous laissera le rouge au front
Mais seront punis d'asphyxie
Tous ceux que la morale ennuie.


"Tu n'es pas obligé de mal écrire pour que ça soit social. (...) Mes phrases parfois sont complexes parce que je me sers de la syntaxe pour que ça cogne", de renchérir l'auteur qui s'amuse un peu de l'image d'ermite qu'on accole si souvent aux artistes. "On parle de mon imaginaire. Penses-tu que je suis un artiste qui s'en va dans le nord pour écrire une toune. (...) Je pense qu'il y a moyen de s'amuser dans la vie. (...) Les vrais rockers sont des gens qui ont vécu."

Jean Leloup écrit depuis l'âge de 16 ans. Il y a bien 200-250 chansons qui sont sorties, mais aussi des nouvelles qu'il compte bien publier prochainement. Car s'il a une fébrilité certaine à la suite de spectacles récents à Sherbrooke et Québec, s'il s'emballe à parler de son groupe enfin réuni, il montre un certain détachement face au showbusiness, au monde de la chanson. Il s'emballe autant pour une traversée éventuelle de l'Afrique en moto-cross et pour le plaisir de vivre librement. D'ailleurs, il transpire la liberté. Ce qui rafraîchit un peu l'air climatisé dans laquelle la chanson évolue parfois.

En faisant le procès de son plus récent album, il place la barre haute pour le suivant d'autant plus que Menteur procure un réel plaisir à l'audition. En brassant la cage de la sorte, va-t-il aider à reconstruire le rock'n roll québécois qui manque un peu de sang nouveau? Les jeunes s'emmerdent et je vais les amuser, dit-il avec un sourire lubrique. Va-t-il réussir à sauter les barrières qu'il voudrait tant que son public franchisse sans se casser la gueule? Chose certaine, dans son cas, ce ne sera pas faute d'avoir essayé.

Photos: Jean-François Leblanc. La sale affaire: Alexis Cochard, Maxime Cocotte Lévesque, Michel Dagenais, Patrick Pelenc, Jean Leloup (Raymond Sperlizza).
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Dernière mise à jour le 29 octobre 2003.
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