On l'aime, voilà!
par Yves Schaëffner
dans Elle Québec, novembre 2003
Entrevue

Excentrique, torturé, déluré, angoissé: Jean Leloup n'a jamais fait dans la demi-mesure. Et ce n'est pas aujourd'hui que cela va commencer.

Il n'aurait rien pu faire d'autre. C'est sûr. Plus je le regarde, plus je l'écoute et plus j'en suis convaincu: Jean Leloup n'aurait rien pu faire d'autre qu'écrire des chansons et chanter. Jean Leloup, comptable? Absurde. Jean Leloup, agent immobilier? Pensez-y deux secondes. Jean Leloup, pilote d'avion? Je ne monterais pas à bord et vous non plus. Non, Jean Leloup était sans l'ombre d'un doute fait pour être un artiste. Un artiste avec un grand A et beaucoup de talent pour nous dire que "le monde est à pleurer" tout en nous faisant sourire et danser.

Parce que oui, le monde est toujours à pleurer pour Jean Leloup. Le temps passe (il participait au Festival de Granby il y a 20 ans cette année), les journalistes le disent plus calme et serein, mais Jean Leloup reste le même "mésadapté". Il ne porte plus de chapeau haut de forme ou de boa, mais il garde, à 42 ans, ce même air de ti-cul énervé. Jean Leloup serein, c'est vous et moi au bord de la crise de nerfs. Il y a des gens comme ça, à fleur de peau. Que le simple mouvement de l'air semble perturber.

Le Roi Pompon

La première chose que je remarque en commençant l'entrevue - outre sa chemise hautement colorée et son petit air "insécure" -, ce sont les doigts de sa main gauche. Ils sont presque en sang. J'avais oublié: jouer de la guitare n'est pas une sinécure. Cela implique pas mal de travail et de douleur. Travail? Douleur? Autant de mots qui ne collent pas à l'image qu'on peut se faire de Jean Leloup. Et pourtant. La rock-star livre son horaire: "En ce moment, je me lève à 7h, j'écris jusqu'à 9h, puis je rejoins mes musiciens et on joue jusqu'à la fin de l'après-midi." Jean Leloup, bourreau de travail? Je n'y aurais pas songé tout seul. Il sourit: "Des fois, je ne fous absolument rien. Mais là, j'ai envie de bosser. C'est con à dire, mais je me suis rendu compte que même si les producteurs sont bien gentils, ce sont des "mononcles". En général, ils ne comprennent rien et veulent que je fasse des compromis. Et je ne peux pas supporter cette idée-là. Pas à l'âge que j'ai."

C'est entre autres pour cette raison qu'il a lancé sa propre compagnie: le Roi Pompon. Pour produire et réaliser lui-même ses mille et un projets de disques, livres, clips, etc. Au moment de l'entrevue, il répétait avec son big band en prévision d'une série de gros shows en novembre au Métropolis, en plus de travailler sur une nouvelle et des contes, un projet de DVD et quelques chansons... Une chatte n'y retrouverait pas ses petits, mais lui semble à l'aise dans ce joyeux foutoir.

Où puise-t-il toutes ses idées? "Je vois toujours quelque chose d'intéressant partout où je pose le regard. Je compose sans arrêt, c'est vital. Parfois, je ne me sens pas bien - ou je ne sais même pas que je ne me sens pas bien - et, tout à coup, il y a un air qui me vient en tête. J'écris un texte et ce texte correspond exactement à ce qui me préoccupait. Ce n'est même pas prémédité, mais c'est la solution à mon état. C'est comme un second langage que j'ai développé." Résultat: qu'elles soient sombres ou enjouées, toutes ses chansons dégagent une authenticité peu commune. "Je n'ai jamais pu supporter les chanteurs à grandes émotions qui font du pathos sur de la musique léchée. Je préfère des gens comme Brassens ou Gainsbourg qui disent des choses hyper tristes tout en restant froids. Je trouve ça plus triste encore", assure-t-il.

Brassens, Gainsbourg... Les références de Leloup sont étrangement loin du Québec. Il en est conscient. Et son parcours l'explique aisément. Né à Québec en 1961, il a suivi ses parents coopérants, d'abord au Togo (de 3 à 9 ans), puis en Algérie (jusqu'à l'âge de 15 ans). C'est là, au lycée français Descartes, que Jean Leclerc (c'est son nom, à l'époque) forge ses goûts musicaux en compagnie d'autres expatriés. "À part Charlebois, j'écoutais surtout les seventies français: Dutronc, Maxime Le Forestier... et des gens comme Bob Dylan, Jimi Hendrix et les Beatles." Conclusion logique: 15 ans plus tard, son premier album, Menteur (1989), a plus à voir avec la scène rock alternative française (Mano Negra, Les Négresses Vertes...) qu'avec tout ce qui se fait en sol québécois.

"Les gens sont méchants"

Son premier groupe, il le forme à 12 ans avec un copain, à Alger. "On avait une guitare cheap et on se mettait du bleu de méthylène plein la gueule, on jouait du punk et on s'appelait les Bleu Faces!" s'amuse-t-il à raconter, son sourire d'éternel adolescent accroché aux lèvres. "C'était après la guerre d'Algérie, il y avait beaucoup de tensions. On se faisait niaiser continuellement par des gens qui nous traitaient de sales Blancs. Du coup, on cognait deux fois plus avec la musique."

Son retour au Québec, en 1976, n'est pas non plus une partie de plaisir. Le choc est brutal et il se met vraiment à angoisser. "Là-bas, on me traitait de sale Français ou de sale Blanc tout le temps. Arrivé ici, j'étais encore différent puisque j'avais un accent. Quand je ne connaissais pas un truc, je me faisais automatiquement emmerder." L'épisode l'a marqué. À 15 ans, en pleine crise d'adolescence, il a dû sérieusement badtriper. "Les gens sont extrêmement méchants, ils sont comme des rats. Et moi, je me faisais mordre dans chaque nouveau pays. C'est un peu à cause de ça que je me suis renfermé quand je suis arrivé ici. Ça et l'espèce de confort et d'indifférence qui régnait, alors que j'avais vu plein d'injustices en Afrique. J'en ai été profondément blessé. C'est même sans soute pour ça que je me suis mis à chanter. Parce que je ne voyais vraiment pas comment j'aurais pu travailler pour un tel système."

"Des fois, il faut penser!"

Personne ne sera surpris d'apprendre que ses angoisses, il les a gelées pendant des années à grand renfort d'alcool et de substances toutes plus illégales les unes que les autres. Le vedettariat ne l'a pas aidé, au contraire. "C'est trop pour quelqu'un de normal d'être autant observé. À force d'être épié et reconnu, tu finis par tourner ton regarde vers toi-même. Ça rend égotiste. Tu développes un côté ennuyeux, tu radotes, tu peux même devenir agressif. C'est fou ce que ça fait d'être sur la sellette; ça rend insupportable." Sa pire période, le chanteur la traverse entre 1992 et 1996, après le succès de son mégahit 1990. Petit à petit, son entourage se transforme, les faux amis se multiplient et il perd l'équilibre.

Le "ménage", Jean Leloup l'a entrepris il y a cinq ans. Soit deux ans après la sortie de son sublime et tourmenté album Le dôme. "Cela a coïncidé avec le moment où j'ai arrêté de boire... J'ai essayé de comprendre ce qui m'arrivait. Et j'ai commencé à pouvoir remettre les choses en perspective il y a deux ans à peu près." Depuis, il affirme se contenter d'essayer de "vivre une vraie vie", confortablement installé dans son appartement du Mile End. "J'ai eu beaucoup de copines, j'ai pas mal fait la fête, il fallait bien que je me calme un peu. Des fois, il faut penser!" dit-il en riant.

Euphorie et tristesse

Côté vie sentimentale, il suffit d'écouter ses chansons pour prendre la mesure des hauts et des bas de ses relations amoureuses. Elles sont toutes là, consignées sur ses albums, oscillant entre euphorie et tristesse. "Au cours des dernières années, ç'a souvent été des amours tristes, confie-t-il. À cause du vedettariat et... d'une fille qui ne comprenait pas que je sois parti et qui a empoisonné mes autres relations." Bon prince, il lui a écrit une chanson, fort belle: Je suis parti. Il se met à la fredonner à cappella: "Je suis partie de ma famille / il ne faut jamais revenir / quand le soleil jamais ne brille / quand le meilleur devient le pire..." C'est ça le génie de Jean Leloup: ce formidable talent d'alchimiste qui lui permet de transformer ses badlucks en poésie et de leur donner une portée universelle.

Heureusement pour lui, tout n'a quand même pas été noir côté cœur. La très joyeuse Voilà ("Je veux te dire que je t'aime / voilà") en témoigne avec éloquence et légèreté. Mais comme les histoires d'amour finissent mal en général chez Leloup, celle-ci a aussi connu une fin abrupte. Si bien que, sur le même album, il a écrit une autre chanson - un brin sarcastique - concernant la même fille (La muse et le museau). Une chanson qu'il regrette aujourd'hui. Plein de remords, il compte bien la modifier sur les prochaines rééditions.

Plus ou moins célibataire depuis quelques années, il est plutôt déçu "de ne pas avoir réussi de ce côté-là". Il avoue même en avoir marre d'être seul. "J'aurais préféré en amour avec une fille, qu'elle m'aime et que ce soit ça..." Est-il rendu au stade où il se sentirait prêt à avoir des enfants? "Oui, mais je n'ai pas rencontré beaucoup de filles avec qui je m'entendrais à long terme, avec qui je ne serais pas tenté de foutre le camp à force d'étouffer." C'est vrai, on allait l'oublier: même serein, même plein de bonnes intentions, Jean Leloup reste Jean Leloup. Après tout, c'est comme ça qu'on l'aime, non?

Photos:
1. En avril 1992, Jean Leloup séduit les Parisiens lors d'un concert mémorable à La Cigale.
2. En spectacle à Québec, en 1992.
3. John The Wolf, pendant le tournage du clip Le monde est à pleurer.
4. Halloween 1991: Jean Leloup se transforme en diable sur la scène du Spectrum.
8. Jean Leloup dans les coulisses du D'Auteuil, à Québec, lors de l'enregistrement de son album live Les Fourmis.
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Dernière mise à jour le 28 octobre 2003.
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