Ouate de phoque
par Nathalie Petrowski
dans La Presse, 14 novembre 2006
Article

Jean Leclerc (que je n’appellerai plus jamais, je le jure, Jean Machin) a décrété hier matin chez Christiane Charette que la polémique était finie, terminée, annulée. Qu’il avait dit ce qu’il avait à dire sur la relève musicale et sur la ouate québécoise et qu’il n’y avait rien à ajouter. Non seulement l’a-t-il dit en long, en large et en détail, mais il l’a chanté dans une chanson-fleuve en forme de réquisitoire.

J’ai écouté ce moment de radio assez magique du début jusqu’à la fin hier avec une oreille attentive et émue. Et même si je m’y suis fait un peu varloper par Leclerc et accuser de ne pas vivre dans le même quartier que lui alors qu’à peine une vingtaine de rues nous séparent, c’était de bonne guerre. Je n’en veux pas à Jean Leclerc même quand il déconne à plein tube.

Hier en plus, Jean Leclerc ne déconnait pas du tout. Hier, il parlait du fond du coeur. La voix envahie par l’émotion, il a réglé ses comptes non seulement avec son enfance calamiteuse en Algérie où il a vu défiler les militaires et les tortionnaires, mais avec le Québec du confort, du silence et de l’indifférence, berceau d’une relève musicale pétillante, émergente et pas intéressante.

Aurais-je voulu m’opposer à ses arguments que j’en aurais été incapable. Pour une fois, j’étais d’accord avec tout ce qu’il disait sur le Québec d’aujourd’hui et sur notre grande habilité collective à jouer à l’autruche face à la souffrance et à l’adversité.

Oui, je sais, la semaine dernière dans cette chronique, je traitais Leclerc de mononcle amer, frustré et dépourvu de générosité à l’égard de ses contemporains. Mais si j’avais su d’où venait sa frustration, si j’avais compris la souffrance tapie derrière ses grimaces et ses pitreries, je ne l’aurais jamais pris à partie. Même que je l’aurais défendu.

Parce que ce que Leclerc reproche aux jeunes qui font de la musique au Québec aujourd’hui, c’est de n’avoir rien vécu et par conséquent de n’avoir rien à dire. Ce qu’il leur reproche, c’est de ne pas raconter les vraies affaires de la vraie vie : les affaires plates, sales et douloureuses, les meurtres psychiques et physiques, toutes les blessures et plaies béantes que chantaient autrefois les Colocs, mais dont on ne veut plus entendre parler, et qu’on peut encore moins chanter parce que ça nous dérange dans notre petit confort de coton ouaté.

Il a tellement raison Leclerc, que la première fois que j’ai glissé Mexico (son plus récent CD) dans mon lecteur, j’ai eu envie de le balancer par la fenêtre de mon auto. Cette oeuvre noire et dissonante, où il est question de mort dans pratiquement toutes les chansons, tranchait tellement avec le reste de la production actuelle québécoise que je n’étais pas capable de la supporter : trop étrange, trop fuckée, trop dérangeante. Pour m’en remettre, je me suis immédiatement rabattue sur La forêt des mal-aimés, de Pierre Lapointe.

J’ai fini par faire la paix avec Mexico et par en apprécier la noire ironie et les guitares acérées comme des lames de rasoir. Mais ce CD demeure une oeuvre que j’écoute avec parcimonie parce que ouate de phoque, la vie n’est pas que pourrie, merdique et sanglante. Pas plus qu’elle n’est laide tous les jours de l’année, même en Algérie. La vie parfois est belle comme dans une chanson de Pierre Lapointe ou de Jean Leloup.

Mais je comprends Jean Leclerc d’être profondément révolté certains jours par ce pays qui n’est pas un pays, mais le paradis comme il le chante si bien. Je le comprends d’être exaspéré par des gens dont l’activité préférée, certains jours, est de se cacher la tête dans la sable pour ne pas voir les horreurs du monde ou même la misère dans la cour du voisin.

Je comprends Jean Leclerc de vouloir brasser la cage de ses amis musiciens pour les faire regarder ailleurs et sortir de leur nombril. Mais en même temps, les gens vivent la vie qu’ils vivent. Est-ce qu’on peut logiquement reprocher aux musiciens de Malajube ou de Vulgaires Machins de n’avoir jamais vu le visage grimaçant de la torture ou le visage sanglant de la guerre? Est-ce de la faute de Pierre Lapointe s’il n’a jamais été réveillé par le crépitement d’une mitraillette ou l’explosion d’une bombe? Bref, un artiste doit-il nécessairement payer du sang de son enfance ou de son sang tout court pour être considéré comme un vrai de vrai? Je ne pense pas.

Mais assez discouru. Jean Leclerc a raison. La polémique est terminée. Personne n’a gagné, mais l’espace de quelques heures, on est sorti de notre bienfaisante ouate pour réfléchir au sens de la vie et des chansons. Tout ça grâce à ce sacré Leclerc. Merci mon vieux et sans rancune.

Photo Martin Tremblay, archives La Presse: Chez Christiane Charette, hier, Jean Leclerc s'est vidé le coeur. La voix envahie par l'émotion, il a réglé ses comptes non seulement avec son enfance calamiteuse en Algérie, mais avec le Québec du confort, du silence et de l'indifférence.

Photo: Radio-Canada
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Dernière mise à jour le 14 novembre 2006.
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