La théorie du mauvais garçon et le théorème du timononk
par Alain Brunet
dans La Presse, 15 septembre 1990
Entrevue

Branle-bas de combat, on annonce un spectacle des «mauvais garçons» du rock québécois. Une autre étiquette bidon pour vendre un show? Une façon d'avoir l'air brillant? Laissons aux étiquetés le soin de jeter les bases de la théorie des «mauvais garçons». Une théorie qui implique, on l'imagine déjà, une vision plutôt libertaire de l'art populaire.

Jean Leloup, Michel Pagliaro et Plume Latraverse. Nos desperados ont été réunis par les survivants du Café Campus (survivants à la menace de fermeture, l'été dernier) et l'association des étudiants de l'Université de Montréal. Excellent flash pour la rentrée, deux générations de chanteurs sans compromis, au CEPSUM le 20 septembre prochain.

«Mauvais garçon? questionne Plume, assis devant son pichet de bière. P'têt les deux autres. Pas moi. Et puis j'achète pas mon acide à la même place que Jean Leloup», dixit notre homme des tavernes, le sourire en coin. OK, Plume, on te parlera à part, grand sauvage.

Le théorème du «timononk»

Si l'on s'en tient au dictionnaire, une théorie est un ensemble de théorèmes... Et à celle du mauvais garçon se greffe un théorème important: le timononk (entendre ti-mon-oncle), concept élaboré par Plume lui-même et ses acolytes - deux autres guitaristes l'accompagneront sur la scène du CEPSUM.

Depuis son show d'A'diable en 1984, soi-disant spectacle d'adieu au showbizz, Plume montre régulièrement sa poilue de fraise sur scène, d'autant plus qu'il prétentd faire des chansons pour toutes sortes de monde - le titre de son dernier disque, également celui d'un recueil de 180 chansons publiées chez VLB. Partout en province, on rapporte les faits d'armes du grand slack; on dit, par exemple, qu'il a brassé sérieusement ses couplets au Festival d'été de Québec - en juillet. Mais à Montréal, Plume se fait rare.

Pourquoi ailleurs et si peu à Montréal? Mauvais garçon pour son public? C'est là que son théorème entre en jeu: «Lorsque les timononks se mettent à jouer, il faut qu'ils s'amusent, faut qu'ils soient fous comme d'la marde, comme des timononks qui se rencontrent la fin de semaine et se paient un bon jam sur la galerie. La musique, c'est une bonne partie de fun et les timononks ne font jamais semblant de rire», allègue notre Pythagore de la rime. Peut-être constestera-t-il cette image... «Je suis le Serge Laprade de l'acide», a-t-il déjà noté dans une de ses tentatives (hallucinantes!) d'autoportrait.

Le théorème du timononk peut aussi signifier l'éloge du dilettantisme. «J'aime faire un show en dilettante, j'aime arriver dans une petite ville, aller jouer au pool à la taverne de la place, ramasser les jokes de la journée et les relancer sur scène, partir en char tranquillement pour la salle de spectacle», d'expliquer tonton Pluplu.

Pour lui, l'art est nécessairement rattaché à la vie ordinaire, d'où la nécessité absolue d'y resté collé. «La création, c'est dans les petites choses qui ne paraissent pas», affirme-t-il.

Avoir du plaisir, ne pas être emmerdé par le cirque médiatique, les opérations promotionnelles ou la pression des grandes tournées, voilà sa façon de faire. «Je ne veux pas faire de shows dans une salle contrôlée par une gang. J'aime arriver dans un club, faire affaire avec le propriétaire de la place... Je ne veux pas dealer avec le réseau de l'humour ou du jazz».

En bout de ligne, le théorème du timononk se résume à un concept naval: «J'aime mieux être propriétaire de ma chaloupe que de faire le jars sur un bateau qui ne m'appartient pas», affirme Plume - qui est, en passant, un grand fan du capitaine Haddock.

Pag et Leloup: «on est sûrement pas les frères Simard»

Quelques jours plus tard, je rencontre Pagliaro et Leloup devant quelques bières et une table de billard. On ne causera pas trop de leur carrière, mais plutôt des liens qui s'établissent entre nos protagonistes. Je constaterai que Pag, Leloup et Plume ne sont ni des amis, ni de proches collaborateurs. Mais tout ce beau monde semble s'apprécier mutuellement.

Des mauvais garçons? «Appelle ça comme tu voudras, on n'est sûrement pas les frères Simard... Bien sûr qu'il y a quelque chose entre nous trois. On est indépendants, on est rebelles, avec ou sans cause», affirme Pag, sirotant une cervoise bien fraîche.

La liberté du mauvais garçon, Pag y goûte à tous les jours. On sait qu'en début de carrière, il faisait ce qu'il appelle de la variété forcée. «On n'avait pas le choix si on voulait faire ce métier-là», se rappelle le musicien, devenu depuis lors un des grands maîtres de l'idiome rock sur notre territoire.

«C'est bon d'être capable d'improviser, de faire ses choix d'artiste, poursuit-il. Il ne faut pas se padder partout. Quand tu ne sens pas ce que tu chantes, tu peux déjouer le public une fois ou deux; mais à un moment donné, on s'en aperçoit. Quand ta créativité est modifiée par les paramètres extérieurs, ça ne peut donner que de la merde. Il faut aller au fond de soi, essayer de vivre une idée le plus naturellement possible», soutient Pagliaro.

«Les artistes doivent êtres roughs avec l'industrie du spectacle pour dire ce qu'ils ont à dire, de reprendre Jean Leloup, assis aux côtés de son aîné. Mais les artistes s'amollissent lorsqu'ils manquent d'argent. Dans le fond, tous ceux qui font énormément de compromis finissent par être lessivés. Moi aussi j'ai un peu faibli lors de la production de mon premier disque. Maintenant, je me dis que je vais faire essentiellement ce que j'aime parce que, anyway, ce n'est pas assez payant pour faire ce que je n'aime pas», explique le benjamin des mauvais garçons.

Plus pragmatique, Pag apporte quelques nuances à ces affirmations: «Les jeunes rockeurs d'ici sont morts dans l'oeuf, ils ne passent pas à la radio, lance-t-il. Ce qui marche ici, c'est la variété la plus ordinaire, c'est Alain Morisod, Claude Barzotti, Herbert Léonard. On a tellement gardé le cordon serré avec la radio, on n'a pas cultivé le rock».

«Pis la morale! hurle Leloup. Pour dire le mot cul dans une chanson ici, il faut que ça ait l'air drôle. Un vrai cul, ça ne passe pas à la radio. Un cul en plastique, c'est OK».

Au royaume de la variété

Décidement, nos garçons deviennent mauvais. Et repaf sur la télé! «Je n'ai rien contre les ptits vieux, j'ai des tantes fantastiques, mais toute notre variété télévisée, c'est fait pour les p'tits vieux. L'alternative pour les jeunes, c'est qui? Marc Drouin et René Simard? On dirait que les décideurs de mon âge jouent très safe. C'est une forme de confort léthargique, bourgeois», d'insister Pagliaro.

«De l'autre côté de la médaille, on peut dire qu'il y a un soutien gouvernemental à l'artisanat. C'est très bien, c'est louable. Et il y a le public du Québec; il est généreux, il supporte ses artistes, il achète leurs disques, il va voir leurs spectacles», poursuit le rockeur.

Malgré ce diagnostic éclairé, Pagliaro sait bien que la domination de la variété, ça ne changera pas... «Tout ce que tu peux faire, c'est donner tout ce que tu as d'artistique, de perspicace, de sensible. Et parfois, tu peux joindre beaucoup de monde», conclut-il.

Pag ne fait donc pas son deuil des perspectives qu'offrent le territoire québécois, d'autant plus qu'il prétend être sur une bonne piste: il est à préparer deux microsillons pour le printemps prochain, un en anglais et un autre en français. Quelques nouvelles chansons de Pag sont d'ailleurs prévues au programme de jeudi prochain.

On pourrait déblatérer encore longtemps sur la théorie du mauvais garçon dans l'art populaire, mais le meilleur moyen d'en vérifier la pertinence est d'assiter au concert de jeudi prochain. Reste que nos trois sbires sont enthousiastes devant la perspective de s'éclater dans un amphithéâtre universitaire. «Les étudiants réussissent toujours à nous faire boire de la bière à notre insu», glissait Plume entre deux gorgées. Et notre homme des tavernes lancera l'invitation par le biais d'une de ses réclames favorites: «Il y aura des femmes et de la confiture!».

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Dernière mise à jour le 1 novembre 2001.
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