Le roi ponpon est mort
par Marc Cassivi
dans La Presse, 1 novembre 2003
Article

L'appartement du deuxième, avenue de Lorimier, était tout petit, mal éclairé. Il n'y avait pratiquement pas de meubles, à peine un matelas posé de travers dans le salon. Y avait-il des draps? Pas de chaîne stéréo, en tout cas. Juste un vieux ghetto blaster enseveli sous une montagne de cassettes vierges. Des boîtiers identifiés Hendrix, Doors ou Mano Negra traînaient pêle-mêle sur le plancher de la cuisine. Il y avait une photo de Patrick Dewaere sur le frigo. Une fille en pyjama est entrée dans la pièce, a cherché une tasse dans l'armoire. Elle s'appelait Rachel et elle étudiait au cégep, comme moi.

J'étais arrivé chez Jean Leloup dans toute la candeur de mes 17 ans, une bonne soixantaine de questions prêtes à surgir de mon cartable, pour le compte du journal étudiant. Beaucoup trop préparé - et pas du tout prêt - pour ma toute première entrevue. J'avais écouté L'amour est sans pitié jusqu'à plus soif. J'en connaissais les moindres recoins. Des places de Barcelone à la ruelle arrière de L'Antiquaire. De la poudre au nez de Nathalie à l'éleveur d'escargots, le grand ami des animaux. Mais j'étais si nerveux que, sur le pas de la porte, j'ai failli prendre mes jambes à mon cou, dévaler l'escalier et abandonner le journalisme à tout jamais.

Je suis resté deux heures et demie chez Jean Leloup, ce matin d'automne 1990. Deux heures de plus que ce qui est généralement admis. Leloup a répondu à toutes mes questions et lorsque ce fut terminé, plutôt que de me mettre à la porte -- ce qui aurait été dans l'ordre des choses --, m'a invité à partager un taxi vers le centre-ville. Je me souviens qu'en route, il m'avait dit: « Se Plume se mettait à fourrer autre chose que des boules dans des coins de table de billard, il y aurait encore du rock'n'roll au Québec ». Puis il avait ajouté: « Écris pas ça... »

Ça m'est revenu dimanche en voyant que les deux étaient absents du gala de l'ADISQ. Et en lisant ce que Leloup avait à dire cette semaine sur le pow-wow annuel de l'industrie. Depuis longtemps, Jean Leloup ne s'autocensure plus. Pour un journaliste de la presse écrite, c'est l'interviewé idéal. Il a toujours une déclaration fracassante dans la manche. Que ce soit vrai ou pas, on est toujours assuré qu'il ne débitera pas les mêmes banalités que la plupart des chanteurs et chanteuses populaires (« C'est mon album le plus abouti » ; « Je sens que j'ai atteint une certaine maturité » ; « J'ose davantage me mettre à nu »). Quelle est la dernière fois que vous avez entendu un artiste avouer que son dernier disque étaii pourri? Avant même que ne paraisse Menteur, son premier album, Leloup le désavouait déjà sur la place publique.

Il ne faut pas s'étonner alors qu'il traite aujourd'hui ceux qui l'entourent d'imbéciles et d'arriérés mentaux. À propos de l'industrie musicale, Leloup dit tout haut ce que bien des gens pensent tout bas, avec toute la verve qu'on lui connaît, sa manie d'exagérer, sa prétention monstre et, bien entendu, sa sincérité. La sincérité de celui qui croit dur comme fer ce qu'il dit au moment où il le dit. Ce qu'il pense un mois plus tard étant évidemment une autre paire de manches...

Dans notre petit univers musical, Leloup a toujours été dans une classe à part. Le seul à offrir un rock'n'roll avec autant de corps et d'esprit. Le seul à pouvoir donner un show époustouflant un soir, puis un spectacle sans âme le lendemain. Le seul à mépriser ouvertement la machine médiatique tout en s'en servant pour répandre sa bonne nouvelle. C'est notre meilleur, toutes catégories confondues.

Lorsqu'il y a quelques semaines. Jean Leloup annonçait qu'il renoncerait à la vie de rock si pour écrire des poèmes sous nom de Jean Lecierc, je me suis dit qu'il nous faisait encore marcher, les médias comme ses fans. Mais à force de l'entendre, j'ai fini par le croire. Dans le fond, il ne faut pas non plus s'étonner que Leloup ait décidé de redevenir Lecierc. En 1986, lorsqu'il jouait Ziggy dans Starmania, Jean Lecierc était devenu Jean Clair, un nom qu'il disait avoir adopté « pour le reste de sa carrière ». On connaît la suite. Jean Clair est devenu Jean Leloup qui est devevenu Jean Leloup qui est devenu John The Wolf avant de redevenir Jean Lecierc. Tous des personnages créés par un seul et même garçon, décidément pas comme les autres.

À 42 ans. conscient de son mythe, Jean Leloup a décidé de tirer la plogue de son ampli. Peut-être parce qu'il se sentait à la fin d'un cycle rock'n'roll et qu'il ne vouait pas finir comme Mick Jagger, une caricature de lui-même. Alors que mon « côté nutritif » a envie de le féliciter de sa lucidité, mon « côté givré » lui foutrait volontiers un coup de pied au cul. Quel fan fini n'a pas envie que le jam de Paradis perdu dure toujours?

Le roi ponpon est mon. Vive le roi! Fuck le ponpon. Reste des projets de romans, de recueils de nouvelles et de scénarios de films dont Leloup parle depuis toujours. Si ses écrits sont du même calibre que Les Aventures d'Herbert au pays de Kundenvald, une des pires émissions de l'histoire de Radio-Canada, notre ami aurait intérêt à ne pas « lâcher sa job de jour », comme disent les anglos.

Si Leloup veut vraiment mourir, on fera son éloge funèbre. On se rappellera « la fois où ». La fois où une panne d'électricité a interrompu un show au Spectrum et qu'il a chanté Décadence, alors inédite, seul à la guitare. La fois où il a invité Mitsou à chanter Dans mon lit sans ton bikini. La fois où il a envoyé chier tout le monde au Métropolis. « La fois où » aux Foufounes électriques, au Festival d'été, aux FrancoFolies, à La.Ronde... La fois où, pendant deux heures et demie, il a accueilli un jeunot zélé de 17 ans chez lui et ne l'a pas mis à la porte. La fois où il lui a dit qu'il deviendrait une rock'n'roll star.

Dans quelques semaines, on se rappellera aussi « la dernière fois ». À moins que...

Photo Archives, La Presse: Jean Leloup, en 1990, avait accordé une entrevue de plus de deux heures à un étudiant aujourd'hui journaliste.
Cet article contient aussi une image: [1]
page principale | articles: alphabétique | articles: chronologique | photos

Dernière mise à jour le 4 octobre 2004.
http://news.lecastel.org
Conception: SD