Sous son dôme, «L'écrivain de chansons» a trouvé l'accord avec ses démons
par Alain Brunet
dans La Presse, 26 novembre 1996
Entrevue

«Ma tête a flippé, faut dire. Quand t'es connu, t'as plus de break, là où tu vis. Le monde t'achale pas, mais y te regarde. C'est weird! Moi, ça m'a fait bloquer.»

Jean Leloup se livre dans la pièce blanche, modeste salle de réunion. Chez Audiogram, le label qui endosse Le Dôme, l'album est attendu depuis environ... cinq ans.

La bouche d'aération expire sans discrétion. La brise artificielle émet un bruit insistant, longe le mur et la fenêtre qui donne sur le quartier Centre-Sud. De l'autre côté du mur, il pleut des cordes. Comme prévu, Leloup est échevelé, ses yeux pétillent drôlement. Sujets, verbes et compléments déboulent dans un désordre franchement... séduisant.

La gueule de l'adolescent attardé (35 ans, tout de même) s'illumine, s'éteint, se rallume. Ses rires sont détendus, ses rires sont nerveux. Les regards sont tantôt perçants, tantôt hagards...

Ressuscité en août dernier (aux FrancoFolies), l'artiste est de retour parmi nous. Dans quel état?

«J'ai eu de l'argent, mais je ne sais pas dépenser. Là, je suis pauvre. J'aime mieux cet état-là que l'état très occupé et riche. Et j'aime pas ce que l'argent fait. Les hits, ça a fait beaucoup d'argent, beaucoup de fame. Trop de fame, c'est pas bon pour la tête.

«Quand j'ai commencé à faire ce métier, je n'envisageais même pas mettre des photos de moi sur les pochettes. À un moment donné ça a été connu. Ma première réaction, ce fut d'être un personnage public, même quand je n'étais pas à la job. Un personnage flamboyant! Je répandais autant d'amour que je pouvais en recevoir. Mais je n'avais plus de solitude où apaiser mes angoisses.

«Nous, les humains, sommes élevés de façon à répondre à la gentillesse. Un ami t'invite chez lui, t'offre un café. Pour moi, c'était soudainement devenu une offre perpétuelle de café! Cet amour trop grand des gens, ça allait trop me chercher. Ça a fait pouf!»

Non, vous ne saurez pas si Leloup s'est fixé à l'héro, s'il a chauffé sa fournaise au cannabis, s'il s'est bondé les naseaux, si sa blonde l'a laissé pour un autre, s'il s'est promené à poil dans un grand magasin, s'il a fait des longueurs dans une piscine de cervoise. Pas de vos affaires. Disposition naturelle à l'angoisse, se limite-t-il à déclarer.

Ajoutons à ce cocktail de tiraillements une propension naturelle à la marginalité. À ce titre, le choix a toujours été clair. «La planque, ça serait une job steady, pis de pas penser. Pis j'ai choisi une espèce de métier qui te laisse beaucoup de liberté pour penser. Pis j'ai pas de beat. Pas de routine qui m'oblige à me lever le matin. Moi, je suis un écrivain de chansons. Pas un chanteur.»

Depuis cinq ans, Jean Leloup s'est mis à l'abri en créant des chansons. Écriture compulsive, obsessive, sempiternelle impression de symphonies inachevées... jusqu'à tout récemment. Plus de 200 chansons ont été pondues depuis la fin de la précédente tournée, couronnée par le fameux tube 1990.

«C'était moins important d'enregistrer la toune que de la voir comme événement. Que l'événement de la toune arrive. J'ai essayé de retravailler, de parfaire quelque chose qui n'avait pas à être parfait. Je me cassais trop la tête, je ne me laissais pas aller. Je savais ce qui se passait, mais c'était plus fort que moi. J'avais pas mis le doigt dessus. Je préférais ne rien sortir et passer à autre chose. Je me disais non. P'têt' que j'avais pas vraiment envie.»

«Si ce n'était que de moi, je ne mettrais jamais rien sur un disque. Je me suis un peu fait convaincre de finir. Puis j'ai refait des shows. Ça a été le fun en chien! J'ai réécouté mes tounes, j'en ai trouvé plusieurs bonnes, correctes.»

Une clef traînait dans sa caboche, Leloup l'a ramassée. C'était un passe-partout. Leloup ouvre des portes depuis.

«Dernièrement, j'ai appris à me laisser aller. Tant qu'à te taper le fame, aussi bien régler les affaires qui te fuckent en musique. J'ai pris cinq ans pour apprendre à arrêter de travailler. Cet album-là, c'est le premier d'une série que je vais pitcher. Le cycle de composition est fini. Je vais essayer de jouer le plus possible.»

Voici donc Le Dôme, dont la chanson-titre raconte la quête du refuge symbolique, lieu suprême de l'apaisement. Refuge magnifique des amoureux, mais aussi refuge épeurant car peuplé de clones du narrateur et de sa dulcinée. Sigmund et Jung n'ont pas été consultés, on va se débrouiller.

Chacun des commentaires sur la confection de ses chansons nouvelles sera pour Leloup l'occasion de livrer des fragments d'épisodes sur les cinq dernières années de sa vie. Fragments de réflexion sur le processus de création, fragments de vérité sur le rôle public du chanteur, sur la vie qui bat en lui et qui, parfois, l'a battu sauvagement.

Dans la pièce blanche, Leloup s'apprête à tenter une conclusion. «Je vais te le dire pourquoi j'ai ralenti, finalement. Je vais te le dire d'aplomb. Les gens s'épivardent. Il se perdent en feelings de remplacement. Ils ne filent pas, et ils mettent la musique fort fort fort... Moi, je ne voulais plus tomber là-dedans. Il faut être connecté sur son vrai feeling, sur sa souffrance, sur ce qu'on a dans le coeur.»

Le Dôme de Leloup est donc érigé. Nul ne sait s'il protègera son occupant des intempéries. Les démons de l'animal se tiendront-ils tranquilles? «Si la vie publique ne me dérange plus? Sais pas... D'un coup que ça me dérangerait dans quelques semaines? Pour l'instant, c'est pas si pire. La seule façon de vivre ça, c'est que moi, j'en fasse pas de cas.»

Jean Leloup se produira au Spectrum les 28, 29 et 30 novembre. Il sera accompagné de Mark Lamb (guitares), Alexis Cochard (basse et guitare), Alain Berger (batterie), Monica Hynes (choeurs).

ET LE DÔME , AU FAIT, MISTER LELOUP?

«J'ai essayé de faire plein de trips, toutes sortes de grooves, j'ai exploité toutes sortes de possibilités avec plein de musiciens», résume le principal intéressé.

Country candide, trash, rap, trip-hop, reggae, industriel, folk tordu et rock de base peuplent effectivement Le Dôme , un disque nettement moins propre (...) que les deux albums précédents de Jean Leloup. Attachez vos tuques avec de la broche!

Dans la pièce blanche, nous avons fait l'exercice de décortiquer les quatorze chansons du Dôme . Nous nous limiterons ici aux meilleurs crus, déterminés par leur créateur.

«Pigeon , Fashion Victim , I Lost My Baby , Le Castel impossible , La Drop sociale , c'est sorti comme ça, pouf! Les autres, il s'agit plus d'étapes de tounes . Quoique là, j'ai évolué. Quand j'écris, ça va plus facilement vers quelque chose de total.» Pour Leloup, aurez-vous compris, une chanson n'est vraiment réussie que lorsqu'elle décrit exactement l'état émotionnel de son concepteur.

Pigeon , c'est sa préférée.

«J'étais extrêmement bien quand j'ai fait cette chanson. Dans la voix, il y avait tout ce que j'avais en dedans. L'histoire? Un vieux pigeon prend sa retraite, mais il n'a pas de fun. Il va sur la place publique, parle à d'autres vieux pigeons. Puis il se choque, va voir le roi. Il dit Aiye! tabarnak! Finalement, le vieux pigeon conclut par un peace and love.»

Morale de l'histoire, Jean de Leloup? «Des gens qui disent ce qu'ils pensent, c'est toujours beau. Pour moi, l'important, c'est de rester proche de son âme, de ses convictions.»

I Lost My Baby décrit des filles que l'artiste a connues dans la région d'Ottawa. «Le country leur va bien. Et quand tu fais une chanson country, tu peux pas faire autre chose que d'avoir perdu quelque chose! Tu vas parler d'amour, tu vas parler de blonde.

«Fashion Victim , c'est une dérive dans la tête, un black-out bizarre. Un texte que j'aime ben gros. Cette toune-là me parle à moi. La musique est faite par J.F. Lemieux. Il est très libre dans sa façon de composer. Sa musique m'a mis dans une espèce d'état... Et moi, j'écris beaucoup parce que je me sens weird.»

Le Castel impossible , Leloup la nomme encore Le Manoir à l'envers .«Un texte que j'ai écrit il y a sept ans... Depuis, j'en ai fait une vingtaine de versions. Maudit que j'ai été téteux! Dans Le Manoir , on ne sait pas vraiment où on est... C'est pas parce qu'il y a des murs, pis qu'on appelle une table une table qu'on n'est pas dans un monde drôlement absurde. J'essaie de comprendre, j'essaie d'aimer, mais je trouve ça un monde hallucinament , contradictoire. Beaucoup d'amour, beaucoup de haine. Moi, ça va me chercher en sacrament.»

La Drop sociale dépeint un environnement que Leloup connaît bien. «La phrase Il est une heure à Montréal et je suis sur la drop sociale n'est pas de moi. Elle est celle de l'ami d'un ami - faudrait ben que je trouve qui c'est, parce que cette phrase est tellement belle. Ça raconte un peu la façon de vivre quand on est pauvre et artiste. Je suis allé chez Chris, un Jamaïcain, un grand reggaeman. On a joué ensemble, j'ai écouté le démo. Je me suis dit : on sort le démo.»

Leloup en profitera pour ouvrir une parenthèse ayant trait à la crudité du Dôme dans son ensemble : «Tant qu'à moi, la vraie musique de Montréal, c'est des démos faits par des musiciens qui n'ont même plus d'argent pour se payer des locaux de répétition. Leurs compositions sont toutes enregistrées sur quatre pistes, à la maison. Mais les démos, ça pardonne pas ; faut que la vibration soit bonne.»

Permettons-nous d'ajouter Johnny Go à la sélection. Formidable rock-folk-rap! «C'est l'angoisse du vide, dixit Leloup. Le gars a perdu sa blonde, il a peur, c'est la nuit. Il lui prend une envie phénoménale de sacrer son camp, de quitter sa job, de dire fuck off, on décrisse.» Encore là, l'allégorie de Leloup évoque ses propres envies de démission. «Je ne suis pas vraiment un chanteur, parce que je fais des chansons quand ça me tente. Et je fais des disques quand ça me tente. Ça ne me tente vraiment pas d'avoir une job de chanteur.»

Et Le Dôme , au fait?

«J'ai jamais compris cette toune-là... C'est un peu comme un épilogue de film ; t'as la musique, puis le texte défile dessus. Le Dôme , c'est le rêve des amoureux. Un vieux rêve de paradis perdu dans une forêt. Un conte, une vision à la fois le fun et épeurante. Épeurante parce que dans le dôme, il y a 2000 répliques de moi et de la fille avec qui je suis. Pourquoi? Je l'sais pas.»

Copié de Ainsi va la vie


page principale | articles: alphabétique | articles: chronologique | photos

Dernière mise à jour le 1 novembre 2001.
http://news.lecastel.org
Conception: SD