Le prix à payer
par Marc Cassivi
dans La Presse, 5 août 2006
Article

C'est une pub comme les autres. Des enfants heureux, aux vêtements de couleurs vives, sautillent sur fond blanc au son d'une musique allègre. "Ah non!" s'écrie ma blonde. Quoi? "C'est une chanson de Malajube dans une pub de Zellers!"

Ma blonde aime bien Malajube, ses mélodies acidulées, son charme puéril. Mais son vieux fond d'ex-fan de Bérurier noir - groupe punk français qui refuse toute association commerciale - l'empêche d'accepter que l'une de ses chansons favorites (Ton plat favori) soit réduite au statut de vulgaire "jingle" publicitaire.

"J'ai peur d'avoir la pub en tête chaque fois que j'entends la chanson", dit-elle. Zellers en serait sans doute ravi. La plus récente campagne publicitaire du détaillant canadien vise clairement un public plus jeune, sensible aux charmes de Bedouin Soundclash ou de Malajube. Zellers en serait sans doute ravi, mais qu'en est-il de Malajube?

Ma blonde n'est pas la seule à voir dans l'association du groupe à Zellers un compromis inutile à son intégrité. Depuis que la fameuse pub a été diffusée pour la première fois, au printemps, les réactions ont été vives dans les forums de discussion des fans de Malajube, tant sur son site Internet que sur celui de son étiquette de disques, Dare To Care.

"Aux dernières nouvelles, Malajube est sur DTC, qui est un label punk. Dans ma tête, le mot "punk" veut encore dire quelque chose. Malajube est issu d'une certaine scène indépendante. Indépendante de quoi? De la masse, du marchandage, de la musique, etc. Zellers est loin d'être un instrument de la scène indépendante", écrit Louis.

La réplique de Malajube à ses fans en dit long sur le malaise ressenti par ses musiciens et sur leur candeur dans cette affaire. "Je crois que l'utilisation de notre chanson pour une pub de Zellers aide plus à vendre Malajube que les "cossins" de Zellers. La chanson fait allusion à la surconsommation et à l'hypocrisie", écrit le chanteur Julien Mineau, qui regrette que certaines paroles du couplet ("plus t'en manges, plus tu payes") aient été retranchées de la publicité.

"Je suis conscient que c'est pas cool", ajoute-t-il, en précisant que "la liberté de création (de Malajube) reste intacte", que le cachet publicitaire va permettre au groupe de mieux s'équiper et de rembourser ses frais de tournée. Joint cette semaine, Malajube a préféré ne pas commenter davantage cette histoire.

La question demeure pourtant entière: est-il condamnable de vendre une chanson à des fins publicitaires? On ne se formalise pas de ce que des humoristes prêtent leur visage à une publicité. Mais que des musiciens vendent leurs oeuvres? Voilà, comme on dit, une autre paire de manches.

Personne ne se surprend que des groupes tels The Who ou les Rolling Stones bradent leurs vieux hits afin de garnir leurs comptes offshore. Les pubs de lait ont remis Adamo au goût du jour au Québec. Corneille a récemment vendu une de ses ballades pour une pub de chocolat? Bah. Tant qu'une de ses chansons sur le génocide rwandais ne sert pas de trame sonore à une annonce de gomme balloune, on n'en fera pas un plat (favori). Jean Leloup vend des chansons à des marchands grecs? Leloup a toujours composé des chansons pour que Leclerc puisse payer ses dettes de voyage.

Dans le débat "faut-il vendre ou pas ses chansons à la pub?", c'est le public qui, au final, trace la ligne entre ce qui est acceptable ou non à ses yeux. Les fans des Vulgaires Machins ou de Loco Locass n'accepteraient jamais que ceux-ci prêtent leurs chansons à des publicitaires. Ce sont des groupes associés à une certaine gauche, pour qui l'art n'est pas un produit pouvant servir à en mousser un autre.

En ce sens, le débat autour de la pub Zellers-Malajube tient peut-être à l'image que projette le groupe et à la perception qu'en ont ses fans. Oui, Malajube est un band indépendant qui enregistre sur une étiquette punk. Il reste associé, qu'il le veuille ou non, à une scène dite alternative (Loco Locass chante sur son album). En revanche, il n'a jamais rien fait pour qu'on puisse croire qu'il milite pour une cause ou une autre. Malajube n'est pas Manu Chao, à ce que je sache.

N'est-ce pas un certain puritanisme qui nous pousse à soupçonner les musiciens qui font de la pub des pires desseins, des plus basses allégeances? Et si Malajube avait prêté sa chanson à un commerce équitable plutôt qu'à Zellers? La chose aurait-elle été plus "acceptable"?

Les gars de Malajube ne roulent pas sur l'or, loin s'en faut. Le succès critique, ce n'est pas ça qui paye le loyer. Il est difficile, dans les circonstances, de leur reprocher de ne pas être plus catholiques que le pape. Plusieurs fans, d'ailleurs, ne se formalisent pas de leur "écart publicitaire". "Tant mieux s'ils réussissent à gagner décemment leur vie", écrit l'un d'entre eux sur le site du groupe, faisant écho à d'autres intervenants.

Ce que le public de Malajube semble lui demander de façon plus générale, c'est d'être conséquent dans ses gestes et d'assumer sa décision, ce qui ne semble pas être pleinement le cas. Bientôt, si ce n'est déjà fait, des offres publicitaires arriveront de l'étranger. Il faudra alors que les gars du groupe se demandent pour le principe, dans la voix râpeuse de Pagliaro: est-ce que le prix à payer est trop grand? Eux seuls connaissent la réponse.
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Dernière mise à jour le 5 août 2006.
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