Jean Leclerc a les crocs
par Marc Cassivi
dans La Presse, 7 novembre 2006
Entrevue

Je rencontre Jean Leclerc au Brodino, rue Van Horne. L'ex-Leloup a des projets plein la tête: monter un spectacle autour de l'album Mexico, composer de nouvelles chansons, en remixer d'autres, faire le tour du monde, jouer de la musique dans les coins les plus reculés, réaliser des films... Conversation décousue autour du thème: la musique québécoise.

Marc Cassivi: Je me suis rendu compte récemment que la nouvelle génération de musiciens, de manière générale, n'avait aucun scrupule à vendre ses chansons à la pub. Les fans ne s'en formalisent pas non plus. C'est comme si aujourd'hui, tu pouvais profiter de toutes les prérogatives du mode de vie rock'n'roll, sans en assumer les responsabilités, sous prétexte qu'il faut manger.

Jean Leclerc: Les jeunes ne manifestent pas contre la guerre en Irak – de toute façon, les médias n'en parlent plus – alors ils font de la pub. Malajube, c'est ça? C'est de la bonne musique, sucrée un peu. Ils font des exercices de style, mais ils ne racontent pas grand-chose. Je ne suis pas de cette race-là. Je ne suis pas de cette génération-là, pas plus que je n'étais de la génération de Fiori. Ici, il n'y a jamais eu de vraie contestation. Harmonium, c'était bien gentil, mais ce n'était pas contestataire.

M.C.: Il se fait quand même de la maudite bonne musique ces temps-ci. Il y en a qui parlent d'âge d'or de la musique québécoise…

J.L.: J'ai lu le texte d'Alexandre Vigneault sur l'ADISQ. C'est merveilleux: on a tous les ingrédients pour faire un pays culturel, on a vraiment une belle brochette d'artistes… Les jeunes, j'aimerais ça lire leurs textes et en être impressionné. Mais non, je ne trouve pas que c'est l'âge d'or. Je trouve que c'est l'âge de la ouate!

M.C.: Il y en a quand même qui se démarquent, qui s'éclatent…

J.L.: C'est épouvantable, come on! Qu'ils se forcent un peu. Dédé Traké était meilleur que ça. Ils disent rien. Ils font des exercices de style élaborés, c'est tout.

M.C.: Il y en a qui le font très bien. Pierre Lapointe, dans le genre, est excellent. Et c'est un gars brillant, allumé, extrêmement éveillé, qui a des choses à dire.

J.L.: Il est pas pire, franchement. Mais je ne connais pas bien ses affaires. Je me méfie. Je me force pour écouter des trucs: Malajube, Karkwa. Tout est dans la musique, rien dans les textes. Au moins les Cowboys fringants protestent.

M.C.: C'est vrai, sauf que les Cowboys fringants, ça peut être hyper manichéen. Des fois, j'ai l'impression d'entendre le texte d'un gars en première année de cégep alors que dans les faits, ce gars-là a presque 30 ans. Mais de façon générale, je trouve qu'il se fait au Québec des choses beaucoup plus trippantes qu'il y a 20 ans.

J.L.: À force d'être gentil, on peut devenir lent! C'est bien la gentillesse. Ici, c'est une qualité qui est quasiment exigée. Mais en général, c'est pas de la gentillesse qu'on exprime, c'est de la peur. Ça donne des formules de politesse à n'en plus finir. Lui il est bon, elle est bonne. C'est épouvantable. Le Québec, c'est le royaume de la non opinion.

M.C.: T'en sais quelque chose. Il y a depuis longtemps un consensus général autour de toi. T'es devenu un artiste intouchable. On ne peut rien reprocher à Jean…

J.L.: Non, non, non. Moi, curieusement, les journalistes ont beau dire qu'ils me trouvent fantastique, ils sont toujours en train d'écrire que je ne devrais pas faire de films. Ils se perdent souvent avec moi. Ils sont toujours surpris de voir que j'existe encore. Mais pendant qu'ils se posent des questions sur mon existence, ils oublient d'écouter mes textes. Je n'ai pas à me plaindre. Mais le consensus, quand il n'a pas de bon sens, il ne veut rien dire.

M.C.: As-tu regardé le gala de l'ADISQ? Es-tu allergique à ça?

J.L.: Non. Quand ça me tente d'y aller, j'y vais. À l'époque où j'avais beaucoup de nominations, j'y allais. Mais ils ne m'ont rien donné pour 1990 et ils ont donné un prix à Nuance pour Vivre dans la nuit. Tu comprends que c'est difficile pour moi de leur donner du crédit. Je n'ai pas les mêmes critères qu'eux. Le nombre de catégories dépasse l'entendement, du genre «la chanteuse serbe s'étant le plus illustrée en chinois». Ils veulent récompenser tout le monde. Tant mieux pour eux, c'est cool.

M.C.: T'étais en nomination pour la chanson populaire de l'année…

J.L.: Vas donc toi! Laquelle?

M.C.: Les corneilles.

J.L.: Ben voyons donc! J'ai pas gagné toujours? On me l'a même pas dit. De toute façon, c'est pas la chanson de l'année, quant à moi, Les corneilles. C'est une toune pop basique que j'ai faite pour dépanner une chum.

M.C.: Les gens ont voté pour une vieille chanson de Michel Conte, Évangéline, reprise par une fille de Star Académie dont je n'avais jamais entendu parler. À mon avis, elle massacre la toune. Son interprétation est calquée sur celle de Marie-Jo Thério, mais avec beaucoup trop de fioritures. C'est vraiment pas ma tasse de thé.

J.L.: Je ne fais pas de la musique pour qu'on me donne des notes. Je ne suis plus à l'école. Je fais de la protestation publique. 1990, c'est une chanson de protestation contre la guerre. Je n'ai pas à recevoir un A ou un B de l'ADISQ pour cette toune-là, qui a tourné dans le monde entier.

M.C.: Au gala de l'ADISQ, les prix d'interprétation sont déterminés par les gens qui vont chez Saint-Hubert. Ce qui veut dire, pour prendre un raccourci, que la consommation de poulet des Québécois a une incidence sur le choix du meilleur chanteur de l'année. Si t'es chanteur, t'as intérêt à ce que tes chansons plaisent aux amateurs de poulet. C'est un peu ridicule, quand on y pense.

J.L.: C'est comme si on disait: «Ariane Moffatt, tiens voilà du poulet!» Je ne veux pas être malpoli. Si l'ADISQ me donne des prix, je vais dire merci. Mais je m'en fous un peu. Je trippe, je voyage, je vais bientôt faire le tour du monde, jouer de la musique avec des gens de partout. C'est difficile d'expliquer à quelqu'un qui joue juste dans son petit rond qu'il y a autre chose sur la Terre.

M.C.: Ariane Moffatt, c'est une fille qui a beaucoup de talent. Elle a l'air de beaucoup tripper à faire de la musique. Elle joue avec beaucoup de monde. Joues-tu des fois avec ces jeunes-là?

J.L.: Ils torchent pas! J'ai commencé à faire de la musique par protestation, par rage. La plupart d'entre eux ne font pas de la musique pour la même raison que moi. Je vais te dire une autre affaire: la culture ici n'est pas musicale. Les gens ne grandissent pas en faisant de la musique. Moi, j'ai grandi en faisant de la musique. J'ai commencé à jouer très jeune. On n'avait pas de télé en Afrique. On chantait, on jouait. Ici, la musique est plaquée sur les gens.

M.C. Veux-tu dire par là que les musiciens d'ici, parce qu'ils ont écouté de la musique avant d'en jouer, sont plus portés à reproduire les modèles connus que d'innover?

J.L. Ici, on se limite souvent à copier les Anglais. C'est pas que les musiciens ont pas le beat ici, c'est qu'ils se le font couper dans les écoles de musique.

J.L. J'ai pensé souvent que quelqu'un qui ne serait pas baveux comme moi serait mort. Moi, j'ai une grosse nature. Je pense que quelqu'un à ma place, qui dirait le même genre de choses mais qui serait plus timide, n'aurait pas tenu le coup. Moi, je suis un cauchemar, mais je suis toujours là.

M.C. Je trouve qu'il y a beaucoup de gens de ton âge qui ont mal vécu le fait que les baby-boomers prenaient beaucoup de place quand ils ont eu 25 ans et qui s'en plaignent encore. Je le comprends, c'est vrai que les baby-boomers ont pris beaucoup de place, mais à un moment donné, il faut en revenir. Il faut arrêter d'utiliser cette excuse pour expliquer le fait que sa vie n'est pas celle qu'on avait espérée.

J.L. Le problème avec les baby-boomers, c'est qu'ils ont eu le beurre et l'argent du beurre. C'est la tranche d'âge qui était straight et qui jouait aux pas straights. Ils se sont fait une religion où ils ont fait plein de fric dans les années 80, sans trop se poser de questions. C'est la philosophie du yoga à la Madonna, qui est la baby-boomer par excellence. La Madone a appelé sa fille Lourdes. Qu'est-ce qu'on fait à Lourdes? On va voir la Madone. Personne ne se pose de questions à savoir si ç'a de l'allure parce que Madonna fait du yoga. La philosophie des boomers, c'est : «Si j'ai un appartement avec des boiseries bien décapées sur le Plateau, si j'ai de l'argent en banque, si j'ai des loyers et que je les augmente, j'ai raison et j'ai pas à m'en faire et c'est pas de ma faute si en Inde les gens sont pauvres parce que leur monnaie est moins forte que la mienne. Je vais en profiter.» Les boomers étaient tellement à l'argent qu'ils ont tout pris et la génération qui a suivi n'a pas eu de job. On les haït parce qu'ils nous ont menti. Je leur pardonne aujourd'hui, à condition qu'ils écoutent ma musique, qu'ils essaient de la comprendre et qu'ils cessent de nous bassiner avec leurs vieilles tounes plates. On leur en veut pas, mais qu'ils nous fichent la paix, qu'ils cessent leur paternalisme.

Photo: Radio-Canada.

Illustration Francis Léveillé, La Presse.
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Dernière mise à jour le 10 novembre 2006.
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