Redevenir Jean Leclerc pour y voir clair - Mexico, le premier album de l'après-Leloup
par Sylvain Cormier
dans Le Devoir, 16 septembre 2006
Entrevue

Libéré de toute obligation contractuelle, l'alter ego Leloup mis à mort, Jean Leclerc a retrouvé tranquillement le chemin du studio et de la création. Trois ans durant, tout seul, à son rythme, à son goût, sans album à l'horizon, comme on écrit un roman, sans personne entre la pensée et le mot, il a tout fait, tout écrit, tout composé, tout joué, tout enregistré, tout «mixé». Et à la fin, mine de rien, l'album était là, brut, vrai, intense. Et irrésistible, mais sans le vouloir. C'est clair, l'homme a enfin trouvé sa manière.

Jean Leclerc arrive à l'appartement avec sa tête de Jean-Leloup-la-rockstar (huit albums homologués, le dernier en date une compilation, Je joue de la guitare - 1985-2003). C'est la même tête, en fait, que la tête de Massoud-el-Rachid-l'écrivain, auteur du roman Noir destin que le mien. Je ne fais pas la différence entre les incarnations. C'est Jean. Je le reconnais. Je le retrouve. C'est la même fébrilité, l'effervescence du gars qui vient de finir un nouvel album et le présente au monde. La même angoisse palpable envers la vie publique. La même? Plus grande encore qu'avant, l'angoisse. Il ne veut plus qu'on le prenne en photo. Qu'on s'empare de lui comme avant, au temps de Leloup. Fournies, les photos. Même celles-là, on a failli ne pas les avoir, me dit Marilu David, ex-relationniste de presse, seule collaboratrice de l'ex-Leloup chez Roi Ponpon, leur boîte. Le plus souvent, raconte-t-elle, il ne regardait pas l'objectif de la caméra. Comme s'il ne voulait pas retomber dedans.

Dans le livret de Mexico, son premier disque en tant que Jean Leclerc, il y a précisément une photo où il regarde par terre. Pas content. Visiblement pas bien dans cette peau-là. Pas bien en représentation. Pas bien dans l'ancien rôle pas si drôle de vedette de rock'n'roll. Seulement voilà, son malaise est une brèche. Et celui qu'on voit dans l'ouverture, c'est Jean Leclerc.

Jean Leclerc existe

Celui qui me parle, parfois assis, parfois debout quand il s'enthousiasme trop, c'est bel et bien Jean Leclerc. Candide. L'âme à nu. C'est ce Jean Leclerc qui a osé écrire et osé chanter Les Amours mortes, pièce centrale et cruciale de l'album: «Je crois bien faire une dépression / C'est une drôle d'impression / J'aimerais tellement être comme avant / Avant je m'amusais tellement / Maintenant je tremble juste à l'idée / De faire une blague et pourtant / Je vous assure qu'elles sont bonnes / Mais dans ma tête elles résonnent / Et je ne trouve plus mes mots / Tout sonne faux». Rien de plus vrai que Jean Leclerc qui écrit que tout sonne faux. «J'ai pas fait cette chanson-là pour que les gens me disent que je m'ouvre enfin, que je me révèle. Je l'ai faite parce que j'avais besoin de la faire. Pour moi. Il n'y a pas une chanson sur l'album qui a été faite pour séduire les gens. Pas une crisse.»

En vérité, l'album n'a été album qu'à la toute fin, quand il a semblé évident aux proches de Leclerc et à Leclerc lui-même - long à convaincre - que les chansons ainsi enregistrées à temps perdu ces trois dernières années constituaient une sorte de tout. Question de son. Tous ces riffs de guitare crus et brillamment minimaux. Toutes ces basses simples et pulsantes. Toutes ces frappes de batterie drues et intraitables. Question de ton, aussi. Il y avait des chansons qu'on pouvait regrouper, plusieurs sur la mort (Mexico, Le Malheur, Personne I, Personne II, L'Innocence de l'âme, Horrible Fool), d'autres qui parlaient au contraire d'affirmation de soi (Tangerine 444), du plaisir de jouer de la musique (Cowboy Groove), de beauté (L'Église), d'amitié (Jarneton et Gringoire), et puis il y avait Les Amours mortes, d'une totale transparence. Tout ça composait un album: moitié mort, moitié renaissance, avec l'éblouissement de clarté au milieu. Indéniablement, un album: autant le sortir.

«C'est le disque dont je suis le plus content, je pense, justement parce que l'ai fait avant de décider que ça pourrait être un disque. Moi, je vivais mon meilleur trip de musique à vie, c'est tout. Et je continue. Ça n'arrête pas parce qu'il y a un disque. J'ai trouvé mon fun. Un fun noir! Et ce fun-là, c'est de faire de la musique sans aucun compromis.» Je lui dis qu'au temps de Leloup, à l'exception peut-être du premier album (Menteur, en 1986), il ne semblait jamais trop se compromettre. À ces mots, il bondit. «C'étaient des compromis tout le temps! J'avais l'illusion de la liberté, mais chaque fois que j'entrais en studio, il y avait un budget, une date limite. Si t'étais pas inspiré une journée, le budget passait en musiciens, en techniciens, en temps de studio. Et puis il y avait le choix des chansons. Sur tous mes autres albums, il y avait une "toune" que j'aimais moins, mais que tout le monde voulait parce qu'elle était ben radio. C'étaient pas des compromis à coups de marteau. C'étaient des compromis à coups d'obséquiosité. De gentillesse gluante. De bienveillance gluante.»

Pas d'interférence

La liberté, la vraie, a découlé pour Leclerc de l'absence de regard extérieur, de participation d'autrui. «On ne peut pas travailler avec des gens convenus quand on ne l'est pas.» Le gaillard a appris à tenir une batterie pour éviter d'avoir à expliquer à un batteur ce qu'il entendait dans sa tête. Il a été jusqu'à demander au luthier James Trussart de lui construire une guitare électrique selon ses spécifications. «C'est tellement un thrill. Je voulais des affaires qui se font pas, et il les a faites, j'ai eu ma guitare impossible.» Leclerc l'a baptisée Dead Wolf... «Rien qu'en la branchant, aux premières notes, ça m'a donné des idées de chansons. Même chose avec la batterie. Je trouvais un beat, et puis une nouvelle chanson surgissait. Le fun noir! J'ai retrouvé l'état de disponibilité à l'inspiration où j'étais quand j'ai commencé à jouer de la guitare, à 11 ans.» À 11 ans, quand il écoutait Hendrix, lequel pondait vingt chansons rien qu'à partir du son de sa pédale wah-wah. «Pour moi, il y a Dieu et puis Hendrix. Pur instinct. Il s'abandonnait à la création. C'est à ça que j'ai toujours aspiré. C'est quand tu laisses aller tout le reste que ça commence à se passer. Que tu commences à créer pour vrai.»

Cette liberté s'entend. Dans le flot du discours (le débit le plus naturellement coulant depuis l'ère faste de 1990). Dans les sons des instruments, pas peaufinés exprès, tranchants, radicaux. Dans ce vieil air ringard de slow-rock qui va parfaitement à L'Innocence de l'âme. Dans l'intro de Tangerine calquée sur Walk On The Wild Side, de Lou Reed. Dans les jeux d'écho fous qui témoignent de la folie qui attend un artiste entraîné dans la spirale du vedettariat (Everybody Wants To Leave), dans la cacophonie de percussions à la fin de Horrible Fool, dans ces fondus-enchaînés qui lient tout l'album. Toutes permissions qu'on ne se permet pas lorsqu'on veut atteindre le plus grand nombre. «Depuis quand fait-on de l'art en se demandant ce que les autres veulent?»

Oui, il y a de l'indulgence là-dedans, on frôle ici et là le n'importe quoi. Mais c'est plus fort que lui, Jean Leclerc ne peut s'empêcher de faire des refrains fameusement bons. Et instantanément radiophoniques. Mexico est en cela un disque absolument fascinant et réjouissant, parce que Jean Leclerc y réussit sans viser la réussite. Il crée riff gagnant après riff gagnant, dont il était a priori l'unique destinataire. Et il ne nous a jamais touchés autant que depuis qu'il a renoué avec celui qu'il était avant le succès. Musicien d'abord.

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MEXICO

Jean Leclerc
Roi Ponpon - D.E.P.
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Dernière mise à jour le 16 septembre 2006.
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