On n'a pas fini de crier au Leloup
par Sylvain Cormier
dans Le Devoir, 8 août 1996
Article

On aurait dit la finale de l'Empire des futures stars, le party de Noël du Boum Ding Band et une soirée rave dans le même espace-temps. Le Spectrum était rempli à étouffer. Toute l'industrie du disque s'était déplacée. Attachés de presse, médias, parasites, patrons, la compagnie Audiogram au grand complet, tous rameutés comme autan de Romains au Cirque pour voir les fauves dévorer le Chrétien ou, dans ce cas-ci, la bête déchiqueter la foule. Les fans étaient aussi là, au bord de la scène et au bord de l'hystérie. Tous là à 22h mardi soir pour lui. Le baveux congénital qui manquait tant au rock québécois. Tous là pour le retour en ville de Jean Leloup, six ans après la déconfiture de la tournée québécoise Rock Le Lait. Trois ans! Tout juste trente-quatre mois de pathétiques rumeurs, où l'éventualité qu'il ne remonte plus jamais à la surface, tué par quelque dose trop chevaline, sombré dans quelque déchéance à la Sid Vicious, semblait souvent plus réelle que ce nouveau disque qu'il ne finissait jamais de finir (est-il achevé, au fait?).

En total contraste, le gaillard s'est amené sur scène comme dans sa cuisine. Pas guilleret, mais pas long, genre me-voici-me-voilà-Grujot-et-Délicat-n'en-faites-pas-tout-un-plat. Pas de grands airs, pas de grands discours échevelés, pas de chapeau haut-de-forme, pas de queue-de-pie, pas de maquillage cadavérique, pas le méchant gamin d'Orange Mécanique, pas le Mr. Hyde du Dr. Jekyll, pas le gars au-dessus de tout qui se mirait en son miroir. Rien que Jean Leloup tout court et tout seul, en T-shirt gris et jeans bleu, avec une guitare dans les mains, quasiment comme au festival de la chanson de Granby en 1983. Les premières chansons sonnaient comme Lou Reed, avec des tas de mots sur fond de guitare électrique nonchalamment grattée. Il a commencé par Alger, puis il a baptisé quelques inédites, dont une chanson bilingue qui rappelait les Sinners dans le ton et qui disait «I lost my mind pour une fille d'Ottawa». Son groupe l'a finalement rejoint pour Printemps-été, livré en rockabilly acoustique, étonnamment proche de la version d'origine. Quelqu'un a crié: «Décadence!» Leloup a répliqué: «Tu veux Décadence? OK. Mais que j'en vois pas un à la fin me crier Décadence...» Et il l'a jouée. En chamboulant l'ordre prévu des chansons. Et trouvant drôle de foutre le spectacle en l'air. C'est à ce moment-là, pour moi, que Leloup est revenu.

Après, c'était pas compliqué: deux heures de rock de garage à fond le manettes, avec un entracte inutile(pour le public: l'artiste en avait peut-être bien besoin). Derrière Leloup, rien de superflu: le rock'n'roll band de base. Seul rescapé de La Sale Affaire, Alexis Cochard était muté à la basse, Alain Bergé martelait avec souplesse(et en puissance!) la batterie, Monika Hynes gambadait et chantonnait à l'arrière comme une Linda McCartney, et Mark Lamb démontrait une fois encore qu'il est le plus dangereux guitariste de rock'n'roll ;a Montréal après Arthur des Jaguars. Quasiment appliqué à trente cinq ans révolus, Leloup a enfilé nouveautés et obligées presque sans discontinuer. Elles n'étaient toutes à la hauteur, certaines pâtissait d'un manque flagrant de préparation, d'autres encore se cassaient carrément la pipe, mais la plupart cognaient sans avertir et on faisait ouf! Cookie trempait dans un riff de guitare swamp-rock à la Suzie Q (version Creedence), Think About You piochait plus dur que jamais, Isabelle, Nathalie ressuscitaient avec du punk et du grunge dans le corps, Laura était bizarrement minimaliste, se contentait d'un beat-box première génération, et 1990 était disblement envoûtante sur son tapis volant de percussions.

C'était Leloup tel qu'on le voulait, tel que le rock d'ici en avait besoin, brillamment brouillon, à la fois meneur et saboteur de party, systématiquement inégal, réjouissant et insatisfaisant, mais surtout sans repentir ni le moindre désir de justifier ses années perdues dans la brume. C'était Leloup tel qu'il se chante lui-même dans Le Manoir. «Je reviens de si loin / Que je n'ai peur de rien»

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Dernière mise à jour le 31 juillet 2000.
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