Les moments parfaits
par François Bourque
dans Le Soleil, 1 décembre 2009
Critique

(Québec) Nous n'attendions plus rien de ce match. Je veux dire, rien à part le football. Le spectacle platonique d'un jeu où allaient s'affronter des rouges et des jaunes venus de nulle part.

Le coeur avait perdu en demi-finale la semaine dernière. Il ne restait pour cette finale grise au stade du PEPS que le devoir et la résignation.

J'avais un billet de trop au moment de partir pour le match. J'ai pensé trouver preneur autour de la billetterie; qui sait, un visiteur impromptu de Calgary ou de Kingston, un retardataire, un partisan de la dernière heure.

Erreur. La place était remplie de revendeurs qui avaient pensé la même chose. L'offre écrasait la demande.

Quand j'ai croisé un collègue d'une station de radio qui ne réussissait pas à donner d'excellents billets - il en avait une pile à la main -, j'ai compris que je perdais mon temps. Je suis entré au stade et j'ai gagné mon siège.

Fouillez-moi pourquoi, presque tous mes voisins avaient choisi d'appuyer Calgary. Peut-être pour payer à l'Université Queen's l'élimination du Rouge et Or.

Je comprenais qu'on puisse encore applaudir le football. Mais vendre son âme si vite à une autre équipe, ça me laissait pantois.

L'homme a commencé à crier derrière nous à partir du botté d'envoi. «Go Gaels Go!»

Un partisan de Queen's, insurgé dans une banlieue hostile de Calgary. Il fallait un certain courage qui, visiblement, lui venait autant du coeur que de la Bud Light.

Pas très grand, la cinquantaine, je dirais, une voix nasillarde et une tuque de Queen's calée par-dessus sa casquette.

Un sourire espiègle imprimé aux commissures des yeux, il allait et venait dans les marches; virevoltait de siège en siège, brandissait une grande affiche partisane sous le nez de ses rivaux incrédules : «Go Gaels Go».

«We're gonna win this game», répétait-il, crâneur. Sûr qu'il n'allait pas tenir jusqu'à la fin du match. Il allait tomber de lui-même ou quelqu'un s'en chargerait.

Alors que plus personne ne croyait aux chances de Queen's tant le retard semblait infranchissable, il survivait encore, plus discret, mais explosant bruyamment à chaque sursaut de son équipe.

Quelqu'un a fini par lui arracher sa pancarte et par s'asseoir dessus. Il a eu l'air fâché et le ton a monté. On a cru un moment que les choses allaient mal tourner. Puis il a retrouvé son rythme et son sourire, voguant à nouveau de siège en siège.

Il racontait à qui voulait l'écouter qu'il était le père du botteur de Queen's. On n'a jamais su si c'était vrai, mais on s'en foutait tous.

L'homme a fini par gagner la sympathie de tout le quartier. Queen's remontait la pente. Le stade s'époumonait et redécouvrait tout à coup le plaisir perdu d'assister au PEPS à un match de football plutôt qu'à un massacre. Québec transcendait la partisanerie pour son équipe chérie. Pendant la poussée décisive, j'ai vu que notre homme avait attendri son bourreau et récupéré sa pancarte.

Léger, il dansait dans l'allée, promettant la victoire imminente de Queen's et semant le plaisir autour de lui. Peut-être même un peu d'émotion. Il est parfois des moments inattendus.

Je n'avais jamais assisté à un match de boxe et n'en regarde pas non plus à la télé. J'étais curieux.

Un collègue m'avait raconté la semaine dernière qu'il y était allé une fois, il y a longtemps, pour couvrir.

On l'avait placé tout près du ring. Lorsque Gaétan Hart avait fracassé le nez de son adversaire, ou était-ce le contraire, le sang avait giclé jusque sur son calepin de notes et sa chemise. «Une boucherie», m'a-t-il décrit, l'air encore dégoûté.

Ça ne risquait pas de m'arriver. Un siège dans les mezzanines, il faudrait un nez très long ou un coup vraiment puissant pour m'infliger des dommages collatéraux.

J'avais de la boxe la connaissance et les idées reçues dans les films. Les clichés habituels sur le glamour et la faune trouble rôdant autour du ring.

À distance, je me suis mis à en chercher les signes près des tables sur le parterre. Je n'ai reconnu que des spectateurs «ordinaires», vêtus comme nous de jeans et buvant de la bière en canette.

C'est ailleurs que j'ai compris qu'un gala de boxe est un événement vraiment hors du commun : en voyant les longues files d'attente devant les toilettes des gars et personne devant celles des filles.

Pendant la première moitié du gala, les danseuses sexy déployées sur les portes autour de l'enceinte ont certainement dépensé plus d'énergie que les boxeurs expéditifs sur l'arène. Pas étonnant qu'elles aient mérité par moment les plus fortes réactions.

Il y avait la rumeur de la foule, ses cris parfois et la musique rock entre les combats. Mais j'ai été frappé par le silence. Je devrais dire par la sobriété. Par le peu de cérémonie autour des combats préliminaires.

J'avais imaginé l'entrée des boxeurs, les follow spots, le crescendo, le beat enflammé de Eye of the Tiger pendant que l'annonceur maison ferait grimper les décibels.

Rien de cela ou bien peu. Rien jusqu'à l'entrée en scène tonitruante du dieu du stade, Lucian Bute.

Puis les mots en français du présentateur du réseau de télé HBO, Michael Buffer. Ses références aux charmes de Québec devant des millions d'auditeurs aux États-Unis; son célèbre : «Let's get ready to rumble» que j'ai perdu dans les hurlements de la foule.

Cette fois, ça y était.

Vous le savez déjà. Le stade a explosé à la fin du quatrième round. Une première chute d'Andrade, puis la seconde, exactement une minute plus tard, fatale. Entre les deux, une éternité d'euphorie.

Sur les reprises, j'ai vu que les réactions avaient été plus lentes et réservées dans les premières rangées de dignitaires. Mais partout ailleurs, il n'y avait qu'un mot pour décrire : c'était électrique.

Ça s'est prolongé un long moment. Le champion debout dans les câbles saluant son public, la longue accolade entre les boxeurs, l'annonce officielle de la victoire, les premières entrevues à l'écran.

Le moment unique est venu plus tard. Inattendu. J'étais dans la voiture pour rentrer. La radio retransmettait la conférence de presse des boxeurs et de leurs proches.

La voix étranglée du vaincu, Librado Andrade, racontant son rêve brisé de devenir champion du monde et saluant le gagnant avec tant de dignité.

- Tu seras mon ami, pour toujours, de lui dire Lucian Bute, qui s'est levé pour le réconforter.

La face cachée d'un knock out. J'aurais aimé y être aussi.

J'étais allé voir Jean Leloup vendredi soir à l'Impérial.

Mon fils de 15 ans est venu aussi. La première fois qu'il voyait Leloup en spectacle.

C'est l'âge que j'avais quand j'ai entendu Jean jouer de la guitare pour la première fois sur le balcon devant chez lui, à quelques maisons de chez moi. Je vous raconterai un jour.

Du grand Leloup, a écrit mon collègue Nicolas Houle dans le journal. Parfaitement d'accord.

La force de sa folie créatrice sans les excès et les mots inutiles. Un Leloup déjanté, mais en plein contrôle. Un Leloup sans follow spot, souvent en contre-jour pendant que les lumières s'excitaient en fond de scène.

Quand nous sommes sortis, une belle neige folle tombait sur la rue Saint-Joseph.

Me sont revenus, un peu en désordre, les mots de la chanson de son dernier album que Leloup venait de faire sur scène : «Les moments parfaits».

Les mots me sont restés en tête toute la fin de semaine. Jusqu'à l'improbable botté qui a mis fin au match de la Coupe Grey à la télé dimanche soir. Ces mots :

«Mais les moments parfaits repartent au petit jour... Mais les moments parfaits ne reviennent jamais.»
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Dernière mise à jour le 2 décembre 2009.
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