Bran Van 3000
par Nicolas Tittley
dans VOIR, 14 juin 2001
Article

Une île, mille styles

À l'exception du bébé de Celiiiiine ou, à l'autre bout du spectre musical, de la parution du prochain album de Godspeed You Black Emperor!, peu de productions musicales montréalaises auront été aussi attendues que Discosis que le collectif Bran Van 3000 s'apprête à offrir au monde à la suite du désormais célèbre et jouissif Glee.

Avant de s'envoler pour un blitz promotionnel européen, quelques semaines avant la parution de Discosis (qui sera en magasin le 29 mai), le cerveau de l'opération, James "Bran Man" Di Salvio, nous conviait à un entretien en plein Mile-End, au Café Romolo, qui ressemble plus à une annexe de son salon qu'à un café. Même s'il couvait une méchante grippe (chaque moment important de sa carrière semble lui causer des malaises physiques), l'homme était alors tout sourire, enthousiaste et fort en gueule. La conversation se déroulera presque entièrement en français, James ne recourant à l'anglais que lorsqu'il sentira le besoin de ponctuer une phrase d'une formule-choc. Par moments, intervieweur et interviewé se perdront aussi dans une espèce de franglais typiquement montréalais...

"Je suis italo-franco-montréalo-anglo-whatever...", lance fièrement Di Salvio en guise d'introduction, imitant de façon plutôt convaincante l'accent et l'intonation du célèbre monologue d'Elvis Gratton. Quand j'ai besoin d'être poétique et romantique, je pense en français; quand c'est plus logique et cartésien, je pense en anglais. La business, c'est essentiellement en anglais, surtout que ça se deale de plus en plus avec Toronto, New York, L.A. Mais malgré tout ça, je pense que je parle "montréalais" au même titre que Jean Leloup, mettons."

On n'ira pas le contredire: au Café Romolo, Di Salvio se sent visiblement chez lui. Il salue pratiquement tous ceux qui mettent le pied dans l'établissement, les invitant dans la même foulée à venir participer au tournage du vidéoclip d'Astounded, un premier single terriblement accrocheur sur lequel apparaît le regretté Curtis Mayfield, tournage qui doit avoir lieu à la fin de cette journée consacrée à la promo. La conversation ayant débuté sur le sujet de sa ville natale, thème incontournable s'il en est, on décide de suivre la piste. De toute façon, tous les chemins de Discosis, aussi tortueux et cosmopolites soient-ils, mènent à Montréal, qui a d'ailleurs donné son titre à l'une des quelques chansons que James interprète lui-même sur l'album. Mais sur la copie préliminaire envoyée aux médias, la pièce en question s'intitule Twisted (un mot tiré du refrain "I love you in my own twisted way"), ce qui ne manque pas de faire sursauter Di Salvio, qui a composé le morceau comme une véritable déclaration d'amour à sa ville: "Hein? What the fuck? Je ne sais pas qui a mis ça, mais je peux t'assurer que sur la version finale du disque, elle s'appellera bel et bien Montreal."

Évidemment, Montreal n'est qu'une facette du très éclaté Discosis, qui se paie d'amusants détours par la Jamaïque (grâce à la participation du délirant toaster dancehall Eeek-A-Mouse), par la France (Dimitri from Paris), par New York (avec le rappeur Big Daddy Kane) et même par le Pakistan (étonnante présence du chanteur de qawwali Badar Fateh Ali Khan qui pose ses mélopées sur un riff carrément heavy métal). Même Montreal, une petite chanson pop typiquement Bran Van, interprétée dans le style parlé-chanté propre à Di Salvio, peut compter sur une touche d'exotisme, grâce à la voix, reconnaissable entre mille, du grand Youssou N'Dour. "Plusieurs de mes voisins viennent de Gambie et du Sénégal, et ils étaient vraiment heureux de savoir qu'il participait à mon disque. Alors paradoxalement, pour moi, le fait d'avoir Youssou sur cette chanson la rend encore plus montréalaise à mes yeux. C'est assez comique parce que je ne lui ai pas expliqué de quoi parlait la chanson et Youssou a décidé de parler de Dakar, sa ville à lui."

On sourit d'aise à entendre Di Salvio parler avec tant d'empressement de sa - notre - ville. Une fierté déplacée, certes, une façon de vivre son succès par procuration, de dire à la face du monde: "Regardez ça, y'a un p'tit peu d'nous autres là-dedans!" Et James semble loin de se sentir gêné par cette appropriation: "Ça ne m'ennuie pas du tout qu'on m'associe spontanément à Montréal et qu'on tire une fierté du succès de Bran Van; au contraire, c'est la chose la plus flatteuse au monde!"

Mais au-delà d'un quelconque son de Montréal, si une telle chose existe, Di Salvio revendique avant tout le droit à l'individualité, que ce soit la sienne, celle de ses collaborateurs ou de ses voisins. "Parce que au fond, c'est bien beau, une ville, mais dans cette ville, il y a autant de vies qu'il y a d'appartements, précise-t-il. Parfois, ton univers se limite à ta chambre à coucher, ton petit univers imaginaire, tes fantaisies. Mais je ne pourrai jamais nier l'importance de ma ville; ce projet n'aurait jamais pu naître à Toronto ou à New York."

Big Shot

Tout montréalais soit-il, Di Salvio fait aussi maintenant partie de l'élite pop internationale, et son horaire, en cette période de promotion, ressemble à celui du PDG d'une multinationale, toujours coincé entre deux avions. Le Bran Man a beau habiter à quelques rues de notre bureau, pour le joindre, il faut désormais appeler la succursale montréalaise de la compagnie de disques, qui téléphone à la maison mère à Toronto, qui téléphone à Grand Royal à New York, qui doit ensuite joindre le management à Los Angeles, et vice versa. Bon, on exagère peut-être un peu, mais force est de constater qu'on est bien loin de l'ambiance décontractée qui entourait la parution de Glee, lancé par Audiogram il y a quelques années. Jusqu'à la dernière minute, on a d'ailleurs cru à la possibilité de voir la distribution canadienne de Discosis confiée à Audiogram, malgré un contrat de disque qui lie maintenant Bran Van à Grand Royal, la maison des Beastie Boys, mais c'est la gargantuesque Virgin qui dirige désormais BV3000. "J'ai appris que je n'étais plus avec Audiogram alors que j'étais à Londres, explique James. J'ai appelé mon gérant pour qu'on règle enfin cette histoire, lui disant que ce serait quand même normal de rester avec Audiogram, mais il m'a dit que la décision était prise et que c'était déjà écrit dans le journal! En fait, j'ai vraiment trouvé ça plate pour Audiogram, parce que ces gens-là étaient - et sont toujours - des amis. Mais à un moment donné, il faut savoir décrocher, devenir moins émotif par rapport à ces choses-là, sinon tu cesses d'être un musicien et tu deviens un jongleur qui veut plaire à tout le monde. Moi, j'ai fait ma job: j'ai fait un disque, un concept, des images, de la musique. Pour le reste, les gens de Virgin, d'Audiogram et des Beastie Boys sont tous des grandes personnes et c'était à eux de régler ça ensemble."

L'avantage d'avoir les moyens d'une major, c'est que Di Salvio a eu tout le loisir de mener à bien ses fantasmes les plus fous. Le noyau dur du groupe étant maintenant cristallisé (outre James, les deux membres permanents du moment sont les chanteuses Jayne Hill et Sara Johnston), James pouvait, selon les besoins de chaque chanson, traverser la moitié de la planète pour trouver le son idéal. "Moi, je ne me considère toujours pas comme un chanteur; au mieux, je suis un conteur, explique-t-il. Pour les deux filles, ça se fait de façon très naturelle: Sarah a une voix très soleil et Jayne est plutôt mélancolique. Lorsque les deux chantent ensemble, ça crée de superbes harmonies. Mais lorsque tu peu avoir quelqu'un comme Curtis Mayfield, qui réunit toutes ces qualités en une seule voix, c'est un miracle. Imagine: à l'origine, c'est moi qui devais chanter cette toune; on peut dire que Curtis l'a sauvée!"

Car si Glee était un assemblage hétéroclite de musiciens locaux et d'échantillonnages de toutes sortes, Discosis offre une sélection disons plus... planétaire. Outre les noms mentionnés plus haut, notons aussi la présence de l'ex-Cars RicOcasek à la réalisation; et on ne vous parle pas des remix d'Astounded signés MJ Cole, Daemon et Eric Kupper. Heureusement, les musiciens locaux sont toujours aussi présents et les fans de la première heure reconnaîtront, entre autres, les noms d'Adam Chaki, EP Bergen, Nick Haynes, ainsi qu'un certain... Jean Leloup. "On travaille sur un autre projet, Jean et moi, qui s'appelle American Gypsy. Pour l'instant, ce n'est qu'un nom que j'ai envie de faire circuler; mais en réalité c'est surtout une idée, une autre façon de faire de la musique."

On n'en saura pas plus pour l'instant, mais ce nouveau "projet" témoigne bien de l'agitation perpétuelle de Di Salvio, toujours en constante évolution. "Quand les gens me demandent ce que je fais dans la vie, je réponds souvent que je "joue du concept". Bran Van, ce n'est pas vraiment un groupe, c'est une idée, un work in progress. Si j'ai envie de faire un disque punk pour Grand Royal, je vais le faire. Si je veux lancer des CD mixés sur de petits labels locaux ou quoi que ce soit d'autre, je ne vais pas me gêner!"

Concept, voilà un mot qui reviendra souvent dans la conversation. Di Salvio, qui s'est déjà frotté au monde de la publicité, manie avec habileté l'art du catchphrase. Au beau milieu d'une explication, il s'interrompt d'ailleurs pour exposer la philosophie qui anime Bran Van 3000: "Le concept, c'est d'aller au coeur de la machine pour voir comment on peut jouer avec. It's pop, but it's about fucking with pop, and about how we're gonna fuck with the machine. Tu vois, je veux être un grain de sable dans l'engrenage."

Rockstar
And all those things you said you'd never do Watch them slowly catch up with you

(Toutes ces choses que tu avais promis de ne jamais faire Regarde-les te rattraper lentement)
- Rockstar

À la toute fin de l'album, dans une petite ballade acoustique agrémentée de discrets arrangements de cordes, Sarah entonne un refrain en apparence simple, mais lourd de sens. "Mama gonna buy you out. I'm a rockstar now..." Di Salvio est-il déjà blasé, cynique et désabusé? Le succès international de Drinking in L.A. l'aurait-il corrompu à ce point? "C'est vrai que si tu compares les deux, Glee avait quelque chose de plus innocent alors que Discosis reflète certaines de mes angoisses par rapport au milieu du showbiz, concède Di Salvio. Je ne veux pas que les gens pensent que je suis amer, mais quand tu te promènes un peu à l'intérieur de ce milieu, tu constates vite à quel point il est pourri; c'est une vraie Babylone gérée par des hommes blancs en veston-cravate qui carburent à la peur. À un moment donné, tu te poses de sérieuses questions: est-ce ma réalité? Et pire encore: what the hell is real,anyway? Puis tu te concentres sur ce que tu fais; mon problème à moi, ma joie, en fait, c'est d'écrire des chansons."

Est-ce suffisant pour contrer cette énergie négative et briser l'engrenage de la méchante business? "C'est là tout le message de Discosis, qui se situe sur la mince ligne qui sépare "penser" et "danser". Sur l'album, le morceau-clé, celui qui résume toute cette philosophie, c'est The Answer. Et je peux te dire que the answer is in the dancer..."

Bran Van 3000
Discosis
(Grand Royal/Virgin)
En magasin le 29 mai

(Article original)


Cet article contient aussi des images: [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7]
page principale | articles: alphabétique | articles: chronologique | photos

Dernière mise à jour le 20 juin 2001.
http://news.lecastel.org
Conception: SD