Des figures, du millage
par David Desjardins
dans VOIR, 14 mars 2002
Article

La sagesse

"Tout ce qu'il y a d'écrit là-dedans, je l'ai vécu, il n'y a pas de fake. Peut-être pas assez", confiait Kevin Parent en avril 1995 (volume 4, numéro 4) à propos de son tout premier album. "Pigeon d'argile, c'était un gros cri d'urgence pour moi, j'étais en crise existentielle, relate-t-il aujourd'hui. Je peux te dire, quasiment 10 ans plus tard, que je me sens plus à l'aise dans la vie."

Chansonnier originaire de Gaspésie qu'on pouvait parfois apercevoir dans les bars et cafés d'ici il y a 10 ans, Kevin Parent s'est soudainement vu propulsé au rang de mégastar de la pop québécoise, le privant d'une intimité qu'il tentera de sauvegarder tant bien que mal, le plaçant sur un inconfortable trône. Vedette échaudée par le cirque médiatique, syndrome de la notoriété instantanée, Parent reprend aujourd'hui le contrôle sur sa vie.

"Je ne sens pas que j'ai atteint mon top, disait-il au lendemain de la parution de son second album, Grand parleur, petit faiseur, en juillet 2000 (volume 9, numéro 29). Je sens qu'il y a quelque chose qui dort en moi et qui attend juste d'être réveillé." Une impression qui perdure chez lui, une sagesse qui s'installe: "J'ai encore ce sentiment-là, avoue-t-il maintenant. L'amateur croit tout savoir et le professionnel veut tout apprendre: j'aime bien cette phrase-là parce que plus ça va, plus je me rends compte que j'ai en masse d'affaires à apprendre. Je ne pense pas être arrivé à mon top, personne peut dire ça, mais c'est sûr que j'ai monté d'une coche depuis Grand parleur...; juste d'avoir travaillé avec ces musiciens-là (Jim Keltner, Tony Levin), ça m'a ouvert les ailes. Tout ça pour dire que le dernier album [Les Vents ont changé] a pas mal calmé ces inquiétudes-là, à savoir que je me sentais stagner. J'ai pris une coche, mais c'est pas fini, je pense déjà aux autres albums."

La persévérance

Phénomène inverse de lutte au quotidien, d'années passées à arpenter les petites scènes de Québec, à voyager en camionnette d'un océan à l'autre afin de convaincre le bon peuple de la viabilité de leur rock'n'roll, Les Respectables ont souvent frôlé le découragement.

"Quand j'étais plus jeune, je lisais des entrevues de groupes de rock et les gars disaient toujours que ça prenait de la persévérance. Moi, je comprenais pas, je me disais: "J'tripe, j'ai tout ce qu'il faut", racontait le chanteur et guitariste Sébastien Plante en décembre 1995 (volume 4, numéro 40), mais tu t'aperçois assez vite qu'il faut être tough."

"C'est absolument une question de persévérance et de longévité, confirme aujourd'hui Plante dont la formation revient d'un court voyage à Paris sur le plateau de Michel Drucker. Une fois que tu as atteint l'endroit où tu te sens confortable, qu'il y a suffisamment de gens qui connaissent ta musique, il faut continuer. Il n'y a rien d'acquis, il faut toujours construire."

Au moment où l'épuisement se faisait sentir, c'est un virage inattendu vers la langue de Molière qui donnera au groupe l'accélération nécessaire, qui le propulsera non pas vers le star-system états-unien qu'il convoitait depuis le début, mais vers celui d'un Québec en manque de rock.

"Toute l'histoire de La Java et après de l'album en français ($=bonheur), c'est effectivement ce qui a ressuscité les Respectables, explique-t-il, mais en même temps, on ne pourrait pas avoir fait ça avec autant de conviction si on n'était pas allés au bout du trip avant. Dieu sait s'il y a des gens qui nous l'ont dit [de chanter en français], mais ça n'aurait rien changé. À un autre moment, ça n'aurait pas donné le résultat que ça a eu là", conclut-il.

Le destin

Une carrière musicale se bâtit donc sur le talent, la représentation, la persévérance, mais aussi sur une série d'impondérables. "Je crois beaucoup au destin, confiait Mara Tremblay à la sortie de son Chihuahua, en février 1999 (volume 8, numéro 7). Aujourd'hui, j'ai confiance en la vie sans bon sens. Je n'ai jamais rien demandé de ce qui m'est arrivé, quand un projet ne marche plus, il m'en arrive toujours un autre."

"C'est toujours vrai, rigole-t-elle maintenant, quelques mois après la sortie d'un second album fulgurant intitulé Papillons. Mais il faut être à l'écoute par contre. Quand on se bat contre la vie, elle ne nous donne pas tant de surprises. Il faut se laisser voguer dessus, avoir confiance. Des fois, c'est difficile."

Difficile car le statut incertain de Mara la situe dans une étrange zone grise, en parallèle au marché principal, ce qui lui permet cependant de conserver son intégrité artistique. "Je ne sais pas si ça va jouer à la radio, mais si je fais des shows, je vais être heureuse", disait-elle à l'époque. "Je ne peux pas imaginer mes chansons passer après du Britney Spears", affirme-t-elle désormais. "Il y a d'autres manières d'aller chercher les gens, croit-elle, ils se communiquent l'amour de ce que je fais avec le coeur plutôt que ça leur soit matraqué par la radio."

La fidélité

"Y a juste une chose qui me fait décrocher, disait Daniel Bélanger en mai 1993 (volume 2, numéro 8) à propos de ses préférences musicales, et ce, avant de connaître le succès qu'on lui connaît, c'est lorsqu'un artiste ou un groupe devient énorme, trop populaire; quand tout le monde semble unanime, ça me dérange." Et si là n'est pas encore le cas de Mara Tremblay, Daniel Bélanger incarne bel et bien cette unanimité. Encore heureux que le public et la critique ne partagent pas cette vision qu'il avait alors. "C'est quelque chose que je comprendrais qu'on fasse avec moi, avoue-t-il maintenant, parce que tout ça est tellement basé sur les humeurs, et les humeurs dépendent de tout et de rien. Ça me fait un peu peur parce que j'aime ce que je fais en ce moment."

Artiste prudent qui préfère gratifier ses fans de nouveaux albums avec parcimonie ("J'en sors un tous les quatre ans et demi", dit-il), Bélanger confirme la tendance: la musique québécoise évolue, se branche sur le monde pour ne pas être en reste, n'a plus peur du changement. Et darwinisme culturel oblige: ce sont ceux qui savent s'adapter qui survivent. "Je ne suis pas plus sûr qu'il y a 10 ans de ce que je fais, confie l'auteur-compositeur, mais je suis encore plus pris par la musique et les textes en général que je l'étais alors. En ce moment, il se passe plein de choses dans la musique alors qu'en 1992, je sentais que j'avais besoin de revenir aux racines pour recommencer à zéro et partir de l'avant."

À la veille de sa tournée pour Quatre saisons dans le désordre, en novembre 1996 (volume 5, numéro 46), Bélanger lançait: "Je suis étonné et content que les gens m'aient suivi, malgré les changements." Une affirmation tout aussi pertinente aujourd'hui, compte tenu du fait que Rêver mieux (2001) s'aventure dans des contrées peu fréquentées en chanson québécoise. "Une chose est sûre, il y a une ouverture médiatique et publique pour ce que je fais. Pourquoi? Je ne le sais pas. Peut-être que dans ce que je fais, il y a aussi une ouverture sur les autres. Quand je fais un disque, c'est comme si j'organisais un party et j'ai hâte que vendredi arrive pour que les gens soient là", conclut-il.

La folie

Autre personnage, plus énigmatique, qui malgré les louvoiements dans la forme n'a jamais perdu l'intérêt du public, Jean Leloup est cependant difficile à saisir. Après l'incroyable succès de L'Amour est sans pitié, puis le long silence qui devait précéder le retour triomphal avec Le Dôme et Les Fourmis, il semble que malgré - ou en raison de - la folie qui teinte chacun de ses projets, John the Wolf soit là pour rester.

Parfois complètement déjanté, d'autres fois d'une incroyable lucidité, Leloup choque, en remet, et on en redemande. "... la chanson est un des derniers endroits de provocation", disait-il en novembre 1996 (volume 5, numéro 47). Une réalité qu'il constatera amèrement lorsque son projet télévisuel se verra accablé par la censure. Un des rares sujets sur lesquels Leloup s'aventure sans trop se perdre: "C'est l'hypocrisie des médias et l'absence de sens de l'humour qui encouragent le suicide", disait-il en septembre 2000 (volume 9, numéro 38) en réponse à la censure des extraits où l'un des personnages de son émission de télé "passe son temps à se suicider".

"Moi, je m'amuse, OK? Mon imaginaire y dit ce qu'il veut pis il a du fun. Là, on me dit que mon imaginaire, il faudrait qu'il dise une chose mais pas une autre. Ça encouragerait le suicide chez les jeunes? La belle coupe de cheveux de nos ministres et leurs dentiers: ça, ça me donne réellement envie de me suicider, pas mes personnages", dit-il aujourd'hui.

Souvent perdu devant la vacuité des questions qui lui sont posées, il explique ici l'étrangeté qui caractérise la plupart de ses entrevues: "Je suis comme ça de nature. Je me suis fait dire dernièrement que je suis fou. C'est peut-être vrai. J'ai vu quelques-unes de mes entrevues et j'ai réalisé que ça dégageait quelque chose de très fucké. C'est pas ça, c'est comme si j'avais des chocs électriques dans la tête. Quand on parle d'un sujet comme la politique, je deviens nerveux et je me mets à répondre des choses qui ont l'air hors propos, mais c'est la nervosité qui m'empêche de m'exprimer correctement."

Détail négligeable venant de celui qui, depuis plus de 10 ans, s'affirme comme l'un des auteurs et compositeurs les plus géniaux du Québec. Un être exceptionnel qui, à l'instar des Parent, Bélanger, Tremblay et Respectables, façonne le paysage musical québécois à coup d'élucubrations, de pirouettes, d'une gymnastique émotive qui transcende les genres pour atteindre les sommets d'une pop québécoise éclectique qui, si le passé en est garant, annonce un futur éclatant.

(Article original)


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Dernière mise à jour le 15 mars 2002.
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