Ma petite entreprise
par Alexandre Vigneault
dans VOIR, 28 septembre 2000
Entrevue

Croyez-le ou non, Jean Leloup aura bientôt 40 ans. De près, ça doit se voir. On imagine les pattes-d'oie au coin des yeux, les cheveux gris suffocants sur une tête toujours brouillonne. Mais à part ça, l'enfant terrible - et chéri - du rock québécois ne semble pas avoir beaucoup changé. Après quatre albums et une douzaine d'années à faire la pluie et le beau temps sur toutes les scènes du Québec, son cynisme demeure capiteux, ses répliques toujours aussi effrontées. Pas de danger qu'il soit affecté par la fameuse crise de la quarantaine puisqu'il n'a jamais vraiment tourné la page sur sa crise d'adolescence.

Est-ce le stress de participer à la première du Grand Blond avec un show sournois? Parce que l'un de ses chiens s'est cassé une patte le matin même? Le jour de notre entretien, Leloup est surexcité. «Putain de merde, ça marche!» lâche-t-il, en guise d'entrée en matière, entre un appel sur son portable et ma première question. Une fois que le barrage a cédé, impossible de contenir le torrent de phrases qui s'échappent de son esprit de contradiction.

«À quoi je joue?»

Leloup revient de vacances. Après sa dernière grosse tournée, il s'est payé une virée à l'autre bout de la planète. Cap sur les îles du Pacifique: la Polynésie, la Nouvelle-Zélande («c'est comme un gros Ottawa») et l'Australie («c'est un gros Toronto»). Pourquoi ce coin du globe? «Pour voyager, pour voir, répond-il simplement. Je ne cherche pas le paradis, moi, je vais partout.» Il ne peut pas s'arrêter, il ne fait jamais que passer, comme il le dit dans sa chanson justement intitulée Voyager.

«J'ai commencé par Tahiti. Je voulais voir ça parce que c'est un endroit mythique: Gauguin a vécu là. Et c'est quand même des peuples spéciaux... Mais je vais te dire, ils sont en train de devenir bien normaux, ils veulent tous avoir des 4X4! C'est sûr que c'est dépaysant, mais, pour être vraiment dépaysé, il faut prendre les petits bateaux qui vont d'une île à l'autre. Ceux qui transportent les pauvres, finalemnt. Et là, tu te ramasses dans des endroits moins visités. Je suis allé sur une île où il y avait environ 200 personnes. Ça, c'était bien.»

On aurait pu croire que Leloup soit du genre à se précipiter à la rencontre des autochtones et de leur musique. Apparemment, non. Il n'a pas soufflé dans un dijeridoo lors d'une fête aborigène et ne s'est pas initié à la musique polynésienne avec le barde des petits villages qu'il a traversés. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas fait de musique. En voyage, il traîne toujours sa guitare. Il a profité de ce bout de temps passé loin du Québec pour écrire, composer et même jouer dans de petits cafés. «Pour le fun, pas pour de l'argent», précise-t-il.

«Je joue de la guitare»

Que Leloup se soit payé du bon temps à l'autre bout du monde n'a rien d'exceptionnel. Ce qui surprend un peu plus, c'est précisément qu'il soit rentré au bercail. Rappelez-vous: entre L'amour est sans pitié et Le Dôme, il était disparu de la circulation pendant un sacré bout de temps... Plus étonnant encore, il revient cette fois avec la puissante envie de remonter sur scène. Mais sans la grosse machine qui l'a suivi au cours des cinq dernières années. «On fait des spectacles acoustiques, mais pas pépères, souligne-t-il. On ne fait pas de la musique de chauve.»

Là, l'auteur de Cookie s'emporte: «Je suis tanné des gros shows avec gros systèmes de son, gros commanditaires et grosses marques de bière. Je me faisais enculer par le système et je m'en venais gros aussi. Le gros volume, ça oblige à jouer très carré. Ces grosses manifestations-là devant de grosses foules se font souvent au détriment des affaires pétées. Le volume est quelque chose qui remplace l'assurance dans nos pays. D'ailleurs, les gens ne sont pas capables de danser si le volume n'est pas assez fort; le volume couvre la gêne.»

La brisure sera nette. Leloup voulait d'abord faire un vrai unplugged: sa voix et sa guitare, sans micro. Personne n'a voulu. «Je te jure! Je suis le seul qui aurait le guts et persone ne veut me laisser faire!» clame-t-il avec sincérité. Flanqué de son éternel complice Alex Cochard, qui tient la basse, et du batteur Stephen Gaudreault, il se lance finalement en formule semi-acoustique et prévoit nous botter le derrière avec un spectacle intime loin des «shows pépères où des gens assis écoutent les paroles torrides et chiantes d'un vieux les fesses serrées qui, finalement, fait du new age».

«Quand j'ai dit que je voulais faire de l'acoustique, les vieux m'ont dit: "Ah! Tu veux venir faire du new age avec nous?" Mais attention! Ça ne me tente pas de faire des shows de vieux avec des paroles dull, avertit Leloup. Il n'y a pas de virage, c'est juste une bonne continuation de ma santé mentale.» Parlant de continuité, plusieurs nouvelles chansons seront au programme, comme un avant-goût du disque en préparation. Quand on lui demande s'il a une idée du moment où son prochain album sera prêt, Leloup fait l'innocent - «hein? quoi?» répète-t-il en rigolant - invitant à passer à la prochaine question...

«Et j'ai des grands instants de lucididididi...»

Il paraît que ton spectacle contiendra des chansons écrites pour une série télé que tu as travaillée? «Il n'y a pas de chansons qui viennent d'une série télévisée à laquelle j'ai travaillé parce qu'il n'y a pas de série télévisée à laquelle j'ai travaillé», rétorque-t-il, embêté. Pourtant, même la maison de disques a confirmé l'information... «Ça, c'est comme le petit chaperon rouge: c'est des histoires que le monde raconte parce qu'ils n'ont rien à dire.» Sur ce début de réponse prometteur, l'attachée de presse prend le combiné et m'annonce que Leloup doit raccrocher.

Est-ce un complot? Avons-nous abordé un sujet top secret? Non, il doit s'engouffrer dans un ascenseur. On promet de rappeler dans une quinzaine de minutes. Le temps file, le suspense dure. Pris par les répétitions du Grand Blond avec un show sournois, Leloup ne poursuivra l'entretien que le lendemain.

Autre jour, autre vérité. La série télévisée qui n'existait pas la veille est aujourd'hui bien réelle et prend sa source dans une série de nouvelles qu'il a écrites. «J'ai fait quelque chose d'éclaté, c'est une histoire bien compliquée», risque Leloup, moins bavard que la veille. Au terme d'un échange décousu, on finit par apprendre qu'on y croise entre autres une fille qui passe son temps à se suicider et un couple préoccupé par leurs relations sexuelles inexistantes. «Le contraste est très drôle, assure Leloup, mais les producteurs ont eu peur que ça encourage au suicide...»

Leloup ressort ses crocs: «C'est l'hypocrisie des médias et l'absence de sens de l'humour qui encouragent au suicide. Les télés du monde entier sont en train de mettre le couvercle sur tous les sujets brûlants. On y passe des émissions tellement plates, tellement chiantes, qui sont tellement pas vraies que tous ceux qui ont un peu de sentiment humain sentent qu'ils se font bourrer. Ou bien ils se sentent anormaux. Les kids qui ne ressentent pas tous les beaux sentiments qu'on leur montre à la télé se sentent honteux et épouvantablement merdiques.»

Visiblement échaudé d'avoir frappé le mur de la censure, Leloup parle de ce projet avec détachement. Les producteurs ont pris les choses en main et on devrait voir les résultats l'hiver prochain. Le scénariste lui-même ne sait pas trop à quoi s'attendre. «Je ne l'ai pas encore vu, avoue-t-il. J'espère juste que ça ne ressemble pas à Virginie!»

«Fuck the system do it»

De toute évidence, dans le monde de Leloup, les pannes d'inspiration n'existent pas. On murmure depuis longtemps qu'il travaille à un roman dont le titre serait Le Tour du monde en veston. Il acquiesce. Sans équivoque... pour une fois! «C'est l'histoire d'un gars qui ne fait que voyager. Il s'est trouvé un tellement beau complet qu'il se prend pour un ambassadeur...»

On sait fort bien que Leloup est capable d'écrire des historiettes d'une trentaine de lignes, avec un juste dosage d'humanité et de déision, et de les mettre en musique. Mais un roman? Bizarrement, plus qu'un défi, il s'agit d'une sorte de retour aux sources de son écriture... «J'ai écrit mon premier roman à 18 ans et il était poche, tranche-t-il. J'étais trop jeune, c'était du sous-Boris Vian. J'en ai écrit un autre plus tard; c'était aussi de la merde au cube. Ensuite, j'ai commencé à écrire des tounes pas pire, alors j'ai abandonné le roman en attendant d'être capable d'écrire quelque chose qui a de l'allure.»

Une bonne dizaine de succès plus tard, il se sent d'attaque. Son manuscrit, pas tout à fait achevé, est bon. Mais pas question de l'offrir à un éditeur connu. «Les éditeurs ne m'intéressent pas. Je vais essayer d'éditer mon roman moi-même parce que je trouve que les couvertures de livre sont laides et que tous les écrivains ont l'air d'être des curés. Entrer dans une librairie, poursuit-il, c'est comme entrer dans une église; les gens ont peur de rire. C'est pépère et, en plus, ça pète plus haut que le trou.»

On n'a jamais vu ce créateur brouillon aussi ambitieux. Tant qu'à écrire un roman, pourquoi ne pas lancer un véritable business littéraire qui ne serait pas coincé? Leloup veut ses propres maisons d'édition (Le Roi Pompon éditeur et Les Éditions de la claque dans le dos) et, pourquoi pas, un distributeur (Distribution plus haut que le trou)... C'est tout? Oh que non! Tant qu'à embrasser une carrière littéraire, pourquoi se limiter au seul genre romanesque? Leloup revêt également la toge du philosophe et prépare également un Traité de résistance à la platitude sous-titré L'Art de ne pas devenir granola. Et aussi... Non, suffit. On le croira lorsqu'on l'aura sous les yeux. D'ici là, on ira voir le chanteur au Capitole. Un spectacle de Leloup, ça c'est un geste concret pour combattre la platitude.

Du 5 au 7 octobre Au Capitole
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Noir sur blanc
Citations choisies

«Les gens pensent que je suis un être un peu imbécile qui n'a pas beaucop de cohérence mentale. Ils pensent que je suis une espèce d'explosion d'émotions artistiques, une espèce d'autiste qui, par un miracle divin, a un talent dans la chanson, mais ne peut pas raisonner.»

«Souvent, les gens prennent le manque de tempérament et le manque d'imagination pour de la sagesse.»

«Les techniciens de télévision québécois passent pour des ti-counes dans le monde entier parce qu'ils mixent dans des grosses boîtes et, quand ça arrive dans les télés, les gens n'entendent pas bien la musique; ils perdent toute la subtilité.»

«Je suis le cauchemar des parents d'élèves!»

«Je suis vraiment affligé. Il y a plein de gens que je connaissais qui n'avaient pas de fric et qui étaient des tripeux. Enfin, je pensais qu'ils étaient des vrais tripeux, mais quand l'argent a commencé à rentrer, ils se sont vite rangés. Ils disaient qu'ils étaient des tripeux pour masquer le fait qu'ils avaient honte d'être pauvres. La chose la plus épouvantable au monde n'est pas la pauvreté, mais la honte d'être pauvre.»

«Maintenant, les gens m'invitent, me félicitent et me congratulent; mais, finalement, leurs partys sont toujours aussi plates.»

«J'ai 39 ans et je suis beau comme une gazelle! Quand je joue de la guitare, j'ai l'impression que les dieux étaient tous présents à ma naissance. Ma voix est tellement belle que je me dis que les anges se sont succédé au-dessus de mon berceau pour me donner le meilleur de tout.»

(Article original)


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Dernière mise à jour le 2 octobre 2000.
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