Jean Leloup - Un chien dans un jeu de quilles
par Éric Parazelli
dans VOIR, 6 mai 1999
Article

Les choses n'ont jamais si bien été pour Jean Leloup: il a «pogné le gros fun noir» de la création, et il joue régulièrement à guichets fermés. À l'aube de la quarantaine, Leloup semble avoir trouvé un certain équilibre. Conversation sur son balcon...

Plus j'étudie l'Homme, plus j'aime mon chien.
Diogène

Dans la soirée, après avoir rencontré «la bête», il y avait un documentaire à la télé sur les loups. On y disait que le chien domestiqué était en fait un descendant du loup. Pas étonnant dans ce cas que ce soient deux chiens qui m'aient accueilli en montant les escaliers de chez Leloup. Les mêmes deux chiens que l'on retrouve à l'endos et à l'intérieur de la pochette de l'album Les Fourmis, l'inusable dernier geste de création de Jean Leloup. Les deux se retrouvent également sur notre couverture cette semaine. À la demande express de leur maître, faudrait-il ajouter. Il tenait mordicus à ce que ses chiens soient le point de mire des lecteurs. Il nous a même envoyé plusieurs photos mettant ses chiens en scène. Probablement pour rester fidèle à son concept d'anonymat visuel qui a régi la conception de ses deux dernières pochettes, de ses posters, et même de son dernier clip: La vie est laide, dans lequel il ne fait qu'un cameo de quelques secondes (pour y faire une grimace très réussie d'ailleurs). Mais pas que pour ça. Vous verrez plus bas ce que je veux dire par là.

C'était la première fois que je rencontrais l'artiste le plus signifiant du rock québécois. Pourtant, le gars en question est mon voisin d'en face depuis près de deux ans (un voisin tout ce qu'il y a de plus normal). Il était donc logique que l'entrevue se fasse sur le balcon de son appartement.

Au moment où j'ai abordé la question de cette insistance à vouloir mettre ses chiens partout, Jean Leloup a commencé par banaliser le geste mais il a fini par lâcher le morceau. Tout comme il l'avait fait jusque-là depuis le début de notre conversation.

Ah oui, il faut que je vous dise: j'ai quelque peu synthétisé ses réponses, car, voyez-vous, Jean parle comme il pense. C'est-à-dire en ouvrant plusieurs portes en même temps.

«Mes chiens, c'est pour rire, j'm'amuse avec ça. Y sont vraiment photogéniques, tu trouves pas? dit-il, assis sur le tapis du balcon en jetant un regard voyeur aux passants en bas. Pis j'me suis assez vu la face de toute façon! J'aimais beaucoup les années 70 pour ça: les musiciens mettaient pas leurs faces partout, ni sur les pochettes ni ailleurs. Non mais, regarde-la,cette pochette. Non mais, c'est-tu assez beau? En plus, j'ai le même lettrage qu'Il était une fois dans l'Ouest... J'suis très fier de ma pochette. Pis en dedans, y a mon chien...»

«Le portrait, ça fait juste encourager le culte de la personnalité, finit-il par lancer. Y faut toujours qu'on essaie de résumer quelqu'un par un portrait. Regarde, l'autre fois, Desjardins: le nez aquilin, l'orateur, le philosophe... Fuck! C'est comme Zachary Richard, il faut toujours qu'il ait l'air lointain, le regard plissé pour donner l'impression qu'il sort du bayou... Pis Paul Piché, qui avait toujours l'air de souffrir... J'me la suis déjà fait faire: j'avais toujours l'air du rocker rebelle, criss! Faut faire attention à ça. On n'est pas là pour vendre le fait qu'on est des êtres supérieurs à la normale, doués de particularités... Ce que l'monde veut, c'est qu'on les fasse triper; pas un freak show! Mais les gens sont comme ça, ils aiment ça, aimer quelqu'un. Ils sont amoureux de l'amour. Ils me regardent aller pis là y disent: «Y a l'air de triper.» Ou ben: «Hon! Y s'est planté, pauvre 'tit!» Je suis comme le neveu de tout le monde!»

Des grands instants de lucidididi...

Leloup approche de la quarantaine (eh oui, même les chanteurs vieillissent). Quatre albums à son actif, et beaucoup de vécu.

«Tantôt j'ai pensé que ça allait bien pour 38 ans. J'ai des objectifs, c'est l'fun... Mais il faut que je m'arrange pour garder le souffle. C'est pour ça que j'ai arrêté de fumer la cigarette. Et, depuis que j'ai arrêté de consommer pas mal d'affaires, j'ai pogné quelque chose de très puissant: j'ai pas besoin d'argent! Je mange, pis j'suis correct; ça fait que j'ai pus envie de me faire écoeurer par des niaiseries. Avant, j'étais constamment préoccupé par le fait de survivre, de gagner ma vie, de me prouver des affaires... L'âge adulte, c'est comme ça: tu veux tout avoir, tu veux être le meilleur, que le monde te regarde dans la rue, pour pogner avec les filles... Pis ton orgueil te fait travailler super fort pour y arriver! Et, tout d'un coup, je me suis dit que j'avais rien à me prouver, que j'avais juste à me forcer, à travailler simplement, pis les choses allaient se faire toutes seules.»

Est-ce à dire qu'il serait en proie à une plus grande lucidité?

«La lucidité, c'est un entraînement... Moi j'ai commencé jeune à être en maudit contre pas mal d'affaires, et j'ai pas lâché depuis. De toute façon, à chaque fois que tu lâches, tu l'as dans l'cul! Je sais pas comment les gens font pour virer caves parce que j'trouve qu'il faut se forcer pour le devenir, faut vraiment pas entendre les avertissements... Parce que la vie arrête pas de te prévenir: «Là, t'es pas heureux, man... C'est pas ça pantoute!» Moi, je suis pas capable de me mentir, de me dire que c'est l'fun quand c'est plate.» À ce moment précis (sans blague), Anna Papadakos, l'actrice principale du clip pour La vie est laide (réalisé par Martin Laporte), passait à bicyclette. On se met à discuter d'écriture, un art que maîtrise particulièrement bien Leloup. Il faut se rendre à l'évidence: il est l'un des plus doués de sa génération.

«J'écris tout le temps, avoue-t-il alors que ses chiens décident de venir nous rejoindre sur le balcon. Quand je décide d'écrire, ça sort à dix, quinze pages l'heure. Ça coule comme un fleuve! Là, j'suis en train d'écrire des choses spéciales... Y en a une qui est l'histoire d'un gars dont la main s'est tranformée en langouste. Pis elle le fixe. Le gars, y trouve la vie compliquée, mais il l'accepte; y s'achète un chandail à manches longues pour se promener. Il trouve une fille qu'il paie pour lui faire l'amour les lundis. Finalement, il se dit: «J'ai décidé d'accepter cette vie compliquée. Quoique, n'est-ce pas la vie la plus simple que d'accepter simplement ce qu'on est, comme on est, pis de vivre selon nos particularités, complètement?» Moi, j'trouve ça beau! Pis là, j'avais écrit un autre texte qui disait: «Il n'arrêtait pas de raconter des histoires à un public imaginaire qui l'écoutait avec passion.» J'ai dit: fuck, ça va ensemble, ces deux affaires-là... Je venais de trouver le narrateur de l'histoire! L'idée, c'est de savoir poser ton regard à plusieurs endroits différents. C'est un truc ben simple qui aide aussi pour les jams.»

Je joue de la guitare

Justement, ceux et celles qui ont suivi l'évolution de Jean Leloup depuis Le Dôme (1996) se sont certainement aperçus de son penchant pour l'improvisation. Dans les shows, les chansons existantes deviennent finalement presque un réchauffement pour lui et son excellent band, qui leur permet ensuite de se lâcher lousses, sans filet, dans des jams envoûtants.

Une fébrilité fait soudainement son apparition chez Leloup, quand on entre dans le vif du sujet: «Moi, c'est souvent en jammant que je les compose, mes tounes, dit-il, en s'installant plus confortablement. En show, on commence par jouer quelque chose qui va bien fitter avec l'atmosphère; pis là, j'vais me servir des thèmes qui me trottent dans la tête, des histoires préparées d'avance... Des fois, y a une confiance absolue dans le band, pis on part dans une direction, pis c'est parfait! Mais ça, c'est tellement total comme expérience que ça pourra pas arriver chaque fois. Mais c'est vrai que j'ai pogné le gros fun noir depuis un boutte... J'ai fait un long détour à me casser la tête pour finalement arriver à ouvrir mon canal de création. Là, j'me lâche lousse!»

«Pis il faut dire que mes musiciens se gênent pas pour me le dire quand une de mes chansons est pas bonne. Alex (Cochard, basse et guitare), quand j'arrive avec une toune plate, y la scrappe, y m'enlève le goût de la jouer. Monica (Hynes, choriste) aussi, c'est une tueuse pour ça: quand mon texte est plate ou quand mes riffs sont poches, ça prend quatre secondes, pis je l'sais! Et heureusement que je suis entouré de gens méchants... Méchants mais courageux. Parce que ça prend du courage pour dire à l'autre quand c'est pas bon, pour pas te laisser te planter. Pis j'me fie beaucoup à eux et à mes amis pour la sélection des chansons pour mes shows. Là, j'en ai scrappé plusieurs et j'en ai des nouvelles aussi.»

La vie est laide

Mais les choses n'ont pas toujours été aussi harmonieuses. Il y a toute une période de la vie de Leloup qui reste assez mystérieuse. Comme un trou noir dans la carrière d'un artiste qui semble avoir retrouvé une stabilité rayonnante: «À un moment donné, j'ai capoté..., raconte un Leloup encore un peu sensible au sujet, mais tout à fait volontaire. J'ai eu peur de virer fou! C'est fucké, j'ai vu à quoi ça pouvait ressembler de devenir fou. Wooo! Passer de l'autre bord, c'est quelque chose... Ça permet de remettre en question ben des affaires. En général, on veut pas regarder nos défauts, mais la folie te fait faire le tour de tes défauts et te fait prendre conscience de jusqu'où ça pourrait aller si tu les exploitais jusqu'au bout! Y a de quoi angoisser! J'ai voyagé dans des images d'horreur, pis j'ai halluciné d'aplomb. J'ai eu comme une vision globale de tout ce qui était heavy sur la terre, pis j'en suis pas revenu encore. On est dans un monde qui est extrêmement cruel. Tout ça m'a amené à prendre conscience qu'on ne peut pas juger. Ça ne m'intéresse plus, le jugement. Et ça m'a libéré, d'une certaine façon.»

On dit que le génie frise la folie. Eh bien, dans le cas de Jean Leloup, «génial» est un adjectif qu'utilisent autant les fans que les critiques pour le décrire en un seul mot. «Génial... c'est un peu poussé, j'trouve..., dit-il un peu contrarié. Moi, j'voulais être écrivain avant de faire de la chanson. Pis j'me suis mis à écrire des tounes parce que je pouvais vendre des disques. C'est comme un peintre qui se dit: «Y a pas grand monde qui va m'acheter une peinture à 14 ooo $, ça fait que je vais vendre des posters à la place.» Pour moi, la chanson, c'est ça... Et j'ai vraiment pas de honte ou de complexe par rapport à l'art populaire. La chanson pop, c'était une façon simple et accessible de gagner ma vie correctement en écrivant, et en laissant aller mon imaginaire. Mais de là à me traiter de génie... J'pense surtout qu'on est dans un monde tellement plate que les gens en perdent le sens de l'humour, de la poésie et de la repartie. Moi je ne veux pas perdre ça, j'essaie de rester vigilant. Parce qu'à un moment donné, si personne se remet en question, tout le monde va chanter la même chanson. Donc, dès que t'arrives et que tu sors de l'ordinaire, y disent que c'est génial, alors que c'est simplement quelqu'un qui garde l'oeil ouvert. Pis y faut dire que les gens qui se lâchent lousses, y font pas de la chanson. Y font du théâtre... après ça, y crèvent de faim, pis y finissent par faire des téléromans et deviennent des fromages...»

Pour mettre un terme à une conversation étonnamment ouverte et animée, qui durait depuis plus d'une heure, Leloup s'est mis à fouiller dans les derniers textes qu'il avait pondus. En voici un extrait qu'il a corrigé une dernière fois avant de me le remettre pour publication. Et je garde pour moi la cassette contenant l'interprétation acoustique qu'il en a faite devant moi, avant d'aller promener ses chiens dans le parc...

Je me suis acheté un grand aquarium

Poissons-chats poissons-scies et poissons delirium

Nuit et jour je m'étends au-dessous

Contemplant les requins les tortues et le flasque nettoyeur

Et l'aveugle des abysses

Lentement ralentissent mes fonctions vitales

J'inspire quatre fois l'heure et mon coeur qui se meurt

A peine à souffler dans les branchies de sang

Je me laisse aller à l'ivresse des abysses

Nuit et jour je m'étends sous le grand aquarium

Poissons-chats poissons-scies et poissons deliriumy

Les 14, 15, 16, 20 et 21 mai

Au Métropolis

(Article original)


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Dernière mise à jour le 31 juillet 2000.
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