Jean Leloup Simplicité volontaire
par Nicolas Tittley
dans VOIR (Édition Québec), 28 novembre 2002
Entrevue

Dans le café du Mile-End où il reçoit les journalistes, Jean Leloup vient de terminer une discussion avec un confrère du Journal de Montréal. S'adressant à son attachée de presse, il s'inquiète de sa performance; persuadé de n'avoir débité que des conneries, il se confond en excuses: "Eh que je me trouve plate, c'est effrayant!"

On a peine à le croire, mais à 40 ans, après des dizaines de milliers d'albums vendus et presque autant de places de spectacle, à la veille du lancement de La Vallée des réputations (en magasin le mardi 5 décembre), Leloup doute, encore et toujours. "J'ai été chassé du royaume des tapes dans le dos", lancera-t-il sans grande conviction un peu plus tard dans l'entretien, sachant fort bien qu'il n'en est rien. Treize ans après la parution de Menteur, Leloup est toujours l'homme le plus universellement respecté de la colonie artistique québécoise. Un cas à part, l'exception qui confirme la règle et, pour les journalistes culturels, l'équivalent de la baleine blanche.

On aimerait bien lui dire qu'il s'en fait pour rien, que ses fans, qui l'ont suivi dans les moindres de ses dérapages scéniques, lui réserveront à nouveau un accueil triomphal même si l'album dont il vient d'accoucher ne correspond en rien aux canons radiophoniques du moment. On aimerait lui dire qu'il a l'air en plus grande forme que jamais et que les "grands instants de lucidididididité" qu'il a déjà chantés, il semble maintenant les vivre.

Mais pour l'heure, Leloup se trouve plate. Il est pourtant toujours aussi fébrile, et son esprit tentaculaire vagabonde dans tous les sens. Trente seconde après l'avoir salué, on le sent déjà distrait; il branche lui-même le micro du MiniDisc, l'oriente vers sa bouche et s'assure que tout fonctionne. "T'as pas besoin de piles, t'es sûr?" Avant même qu'on puisse l'interroger à fond, il prend soudainement les commandes de la discussion: "Pis, t'as entendu mon disque? Qu'est-ce que t'en penses? Ta toune préférée, c'est laquelle? Pis celle que t'haïs le plus?" On lui répond candidement, il encaisse avec un sourire, et plonge.

Simplicité volontaire
Depuis une semaine, tout le monde me demande à quoi ressemble ce disque tant attendu. Pour simplifier, je me contente de répondre: c'est du Leloup dépouillé, avec un fort penchant country-folk. Un disque avec une ligne directrice forte, une unité de ton.

Mais pour faire encore plus simple, on dira que La Vallée des réputations se résume en deux mots: simplicité et liberté. Avant même de le glisser dans le lecteur pour la première fois, j'ai accroché sur le petit mot d'avertissement inscrit sur la pochette: "Ce disque a été enregistré presque live, pour la beauté du geste, contre la froideur." On appelle ça une véritable déclaration d'intention. "C'est exactement ça, acquiesce Leloup. J'haïs ça les nouvelles productions qu'on entend aujourd'hui; c'est tellement winner, tellement bon. Ça m'écoeure, t'as pas idée! Prends une toune comme Blue Eyes Sky, sur mon disque, c'est un one-shot: ça m'a pris une demi-heure à la faire. J'aurais pu la recommencer, essayer d'aller chercher plus de puissance, mais je n'aurais probablement pas réussi à garder le feeling qu'il y avait sur la première prise. Tsé les vieux, des gars qui ont trop d'argent comme Peter Gabriel, eh que ça m'ennuie! Parce que c'est tellement booooon... pis tellement plate!"

Leloup, qui dit n'avoir écouté que du country et du rock italien des années 70 (!) au cours de la dernière année, cherchait la simplicité à tout prix: "J'écris sans arrêt. Je suis comme un alcoolique; je fait des tounes quand je suis triste, des tounes quand je suis heureux et je m'arrange pour qu'elles soient jouables de la manière la plus simple possible."

On ne s'étonnera donc pas d'entendre des guitares acoustiques à profusion, quelques rares claviers et pas l'ombre d'une boucle rythmique. D'où ce sentiment d'unité à des lieues de l'éclatement du Dôme. "Pour Le Dôme, j'avais de l'argent, alors j'ai essayé toutes sortes d'affaires, toutes sortes de styles. Mais quand je le réécoute, je me rends compte que la meilleure toune du Dôme, c'est Sang d'encre, pis c'est une toune à la guitare. La seule toune avec des loops que j'aime encore, c'est 1990. J'en ai tellement plein le cul de la fausse musique! J'entends des musiciens parler pis je leur demande où elle est, leur musique. Elle est dans le studio! Moi, ma musique, je la traîne avec moi."

(Sale) Affaire de famille
Comme il l'a souvent fait dans le passé, Leloup a profité de ce nouvel album pour changer d'entourage. Après avoir fait pas mal de travail de pré-production avec son ami Adam Chaki, qui joue aussi guitares et claviers, il a invité quelques musiciens (rien à voir avec l'orgie du Dôme) selon son humeur du moment. Parmi les nouveaux venus, mentionnons Namori, qui joue des percussions et de la batterie. "Il vient de Côte d'Ivoire et moi j'ai grandi au Togo, alors on a la même conception du rythme, explique Leloup. Même lorsqu'il fait un 4/4, il a une couleur particulière. J'ai trouvé avec lui ce que je cherchais depuis longtemps."

Des anciens comparses, ne reste que l'essentiel guitariste des débuts, Alex Cochard, qui n'a fait que de brèves apparitions en studio. "Moi, je suis du genre à faire tout ce qu'il faut pour avoir ma toune et ça veut dire que je ne suis pas nécessairement le gars le plus fin au monde quand il s'agit de la job, explique Leloup. Je regrette parfois d'avoir été sévère ou heavy, d'avoir laissé de côté des musiciens avec lesquels j'avais travaillé pour aller avec d'autres."

C'est précisément le sujet de l'une des pièces les plus marquantes du nouvel album, Les Remords du commandant, sorte de mise en abyme où Jean Leclerc semble observer le phénomène Jean Leloup sous le microscope. "Au départ, je voulais parler de ma relation au succès et de mes remords face aux musiciens. Mais comme souvent, la chanson part dans des directions qu'on n'avait pas imaginées et trouve sa réponse toute seule. Dans la chanson, je pose la question "Est-ce que les remords m'attendent aux cieux pour me tirer les cheveux?", pis la voix intérieure, ou la chanson, whatever..., m'a répondu "non". J'avais des rêves, j'ai fait des choix honnêtes, pis c'est ben correct."

À nous la liberté
Derrière la pochette, entre les innombrables logos de subventionnaires en tous genres, l'observateur attentif remarquera peut-être le flamboyant symbole d'une toute nouvelle compagnie bizarrement baptisée Roi Ponpon. Après s'être lancé dans une interminable histoire sur le Royaume fantastique de ce drôle de monarque mécène, Leloup, sérieux, explique enfin les motivations qui l'ont poussé vers l'autoproduction: "Je voulais fonder ma compagnie parce que je suis rendu trop vieux pour avoir des comptes à rendre à qui que ce soit. Je veux produire mes propres affaires, j'aimerais produire des films, pis faire du cash... Je veux devenir multimillionnaire! Je suis sérieux, là! Je veux faire peur à l'univers avec mon pouvoir d'achat monstrueux... comme Bill Gates! J'ai des rêves qui ne sont pas petits, tu sais. Pas au niveau de la gloire, mais au niveau de la réalisation artistique. J'ai plein de projets."

Que fera-t-il de sa toute nouvelle compagnie? Produire d'autres artistes? "Oui, mais pas des caves. Je voudrais travailler avec des artistes qui sont intéressés à autre chose qu'à leurs poches ou à leur hostie de look plate, mais c'est rare comme de la marde de pape. Calvaire! Ils pensent rien qu'à leur petite photo, à leur petit air victorieux, tu sais le genre "ouaaais j'suis un deeejaaay". Ben oui, tout le monde est D.J.!"

Si Leloup veut changer l'art, il veut aussi changer le monde. Toujours sur sa pochette (qui a décidément le dos large), on remarquera deux images célèbres tirées du film anti-vivisection Hidden Crimes, accompagnées de la mention "Ne jamais oublier ce qui se passe, pour qu'un jour cela cesse". Leloup, artiste engagé? Enragé? "J'ai fait ça parce que je crois que le monde est en train de devenir très, très cave et que la magie existe de moins en moins. La seule motivation qui me reste pour faire de meilleures tounes, c'est que le monde est en train de mourir d'absence d'âme. C'est vrai en musique, c'est vrai dans l'ensemble de la société, pis les images de vivisection, c'est un exemple parmi tant d'autres. Les gens se sacrent de tout. Regarde l'aide au Tiers-Monde, c'est devenu une véritable industrie. L'autre jour, y'a un organisme qui m'a contacté pour que je les aide; ils organisent des voyages dans les pays d'Afrique pour conscientiser les jeunes Blancs à la misère humaine. Pis vous voulez que je fasse un show-bénéfice pour ça? Ça vous a pas traversé l'idée d'envoyer l'argent de vos billets d'avion directement en Afrique à la place? Je vais le répéter: j'irai pas faire votre hostie de show-bénéfice! Non, câlisse! Vous pouvez ben vous lécher le cul!"

Nous voilà rassurés. Tant qu'il y aura de la merde dans le monde, il y aura un Leloup pour y répondre par ce qu'il fait de mieux: des chansons.

ENCADRÉ

La Vallée des réputations en pièces détachées
À quoi ressemble le nouveau disque de Jean Leloup? Vous le saurez mardi prochain. En attendant, nous vous proposons une visite guidée de quelques morceaux de La Vallée des réputations.

Balade à Toronto
Choisie comme premier single, cette Balade à Toronto aurait aussi bien pu être une Virée à Valleyfield, une Odyssée à Ouagadougou ou un Voyage à Varadero. L'important, c'est la route, les étoiles et les rivières. L'important, c'est la rose. "Tant qu'il y aura le feu... nous serons vagabonds, millionnaires, amoureux, zilliardaires..." Leloup aborde un thème qui reviendra plus tard dans Les Remords du commandant, entre autres: à la fin du voyage, tout ce qui compte, c'est "La fierté d'avoir aimé correctement".

Je suis parti
Chronique classique d'amours décomposées. Elle reviendra dans une version plus enlevée - soulagée, dirons-nous - comme pour souligner que les départs sont parfois libérateurs. Un constat remarquablement lucide. "J'ai mis les deux versions parce que, pour la première fois de ma vie, je ne suis pas arrivé à n'en choisir qu'une seule, explique Leloup. Je pense qu'elles se répondent bien, et que l'émotion change selon la version; c'est comme le début et la fin d'une histoire."

Le Paradis perdu
L'un de ces contes fantastiques narrés par Leloup, à la manière du Dôme. Évoque tantôt un retour vers l'Éden, tantôt la découverte de l'Amérique (est-ce la même chose?). L'histoire d'un aller sans retour ("Il faudra couler les navires et ne plus revenir"), durant lequel il faut affronter "les requins, le scorbut, les épidémies, les mutineries". Les nouveaux colons utopiques devront, comme premier geste sur leur terre d'accueil, se débarrasser des conquistadores et des missionnaires passés avant eux. Géniale finale au banjo et à la guitare électrique. Inspiré des pérégrinations de Leloup en Papouasie.

Voilà
Une chanson simplissime ("Je veux te dire que je t'aime, voilà") qui se termine par une rare indulgence musicale sur un album relativement dépouillé. "Ouais, je me suis payé la traite, je m'excuse auprès de mes fans pour ce trop long solo."

La Vallée des réputations
Première apparition du nouveau collaborateur Mathieu Leclerc aux textes. "Il m'a pas mal aidé, c'était la première fois que je laissais quelqu'un d'autre écrire avec moi." Une histoire d'amoureux prisonniers plus forts que les barreaux.

Vieille France
Qui a inspiré le pendu de Vieille France? S'il vous semble familier, c'est qu'il renvoie à celui de Villon. Probablement le texte le plus littéraire du lot.

"La Ballade du pendu de François Villon. Ce qui est curieux, c'est que lorsque j'ai écrit cette chanson-là, il y a six ans, j'avais un chum qui faisait pas mal de recherche sur Villon et il m'a appris que son meilleur ami s'appelait Jean Leloup. Dans ce temps-là, je fumais pas mal de pot, pis en apprenant ça, au moment même où je venais de finir, j'ai pogné un méchant bad trip qui a duré trois jours!"

Cruel Song
Autre collaboration avec M. Leclerc, choisie comme single anglophone. "Je ne voulais pas négliger les anglos, pis je la trouve ben meilleure que des osties de tounes plates qui tournent en ce moment sur les ondes des radios anglaises."

La Muse et le Museau
Sorte d'Amour est pas pitié, c'est l'une des chansons les plus rock et un single potentiel. Une histoire d'amour qui dérape lorsque la poupée/muse/amoureuse voit un bouton apparaître sur son visage parfait. Une amusante pochade qui se termine par l'un de ces jams qui ont marqué les récents shows du loup.

Photo: Christophe Chat-Verre

(Article original)


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Dernière mise à jour le 28 novembre 2002.
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